Mémo éco - Décryptage: comment les entreprises se débarrassent de leurs séniors

Publié le 27 fév. 2023
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En plein débat sur les retraites et en particulier sur le recul de l’âge légal de départ, il est plus que nécessaire de rappeler combien les employeurs sont réticents à embaucher des séniors, mais plus encore, à les garder dans leurs rangs.

Dans ce mémo, nous retraçons à partir de plusieurs exemples précis les moyens les plus couramment mis en œuvre pour réduire le nombre de séniors, les arguments (fallacieux) qui entourent généralement ces processus, et enfin, les véritables raisons qui justifient ces mesures.

Puisque ces mesures coûtent cher, elles sont davantage pratiquées dans les grands groupes. On tire donc nos exemples de différentes sociétés du CAC40. Ces exemples sont loin d’être des cas particuliers dans la mesure où les groupes multinationaux représentent 1% seulement des entreprises en France, mais 48% des emplois.

Un éventail de moyens pour un même objectif

Pousser les gens à partir volontairement

Les deux moyens les plus courants pour faire baisser les effectifs séniors sont les plans de départ volontaire et les ruptures conventionnelles collectives. Dans les deux cas, le fait que le salarié soit au moins en partie à l’initiative permet bien souvent aux entreprises concernées d’acheter la paix sociale. La logique est même totalement inversée, puisque le salarié souhaitant partir doit candidater pour l’occasion ! La direction présente généralement l’opération comme « gagnante-gagnante », et cette appellation n’est pas complètement abusive, dans la mesure où, compte tenu de ce qu’est la réalité des conditions de travail aujourd’hui, bien des salariés sont contents de pouvoir partir avant l’heure.

Il est presque plus compliqué de trouver une entreprise multinationale qui n’a pas de plan en cours, que l’inverse. En effet, les objectifs de réduction des effectifs sont quasiment permanents ; dès qu’un plan se finit, un autre commence. Rien que depuis 2021, on peut citer TotalEnergie, Airbus, Renault, Danone, Stellantis, Michelin… et la liste est encore longue.

En moyenne, plus des deux tiers des départs souhaités par l’entreprise concernent des séniors. À titre d’exemple, Michelin prévoit 450 suppressions de poste en 2023, et cela s’inscrit dans la troisième et dernière année de son plan de « simplification et de compétitivité », concernant 1750 postes sur les trois ans. Sur les 450 suppressions de 2023, 320 prévoient un départ en préretraite, soit environ 70% des postes concernés.

Réduire le temps de travail avec des accords de temps partiels séniors

L’autre moyen couramment employé repose sur des accords de temps partiels séniors. Si les modalités précises peuvent varier à la marge d’un accord à l’autre, le principe reste identique : le salarié sénior a la possibilité de passer à temps partiel (généralement 50%, 60%, ou 80% du temps de travail) mais de continuer à bénéficier d’une rémunération supérieure (entre 60 et 90%) tout en continuant de cotiser à taux plein pour la retraite. Là encore, les exemples très récents ne manquent pas : BNP, Orange, Safran, etc.

Chez Orange par exemple, ce genre de dispositif existe depuis 2009. Pour la dernière version en date, il cible les salariés disposant d’au moins 15 ans d’ancienneté et éligibles à un départ en retraite au plus tard au 1er janvier 2028. Il prévoit de travailler à 50% ou 60%, en touchant respectivement 65 à 80% de sa rémunération. D’après la direction du groupe, ce ne sont pas moins de 7 600 salariés qui ont opté pour cette solution en 2022, soit près de 10% des effectifs du groupe.

Des contreparties qui n’en sont pas

Dans les deux cas, les directions d’entreprises essayent de faire passer la pilule en promettant de nouvelles embauches, soit pour compenser les départs, soit pour compenser les temps partiels.

Dans le premier cas, il n’est pas rare de voir les employeurs se satisfaire d’un « solde d’emplois moins négatif que prévu » du fait de ces embauches. Néanmoins, et c’est là que le bât blesse, l’emploi total baisse quand même ! Si l’on reprend l’exemple de Michelin, la direction affiche en parallèle des 450 départs, 318 embauches, soit un différentiel de 132 salariés.

La logique est la même avec les temps partiels séniors : Orange annonce par exemple 8 000 embauches sur la période 2022-2024, à mettre en face des 10 000 salariés optant pour le contrat génération entre 2022 et 2023. Là encore, le solde global est négatif. Sur 10 ans, le groupe aurait ainsi perdu 20% de ses effectifs (en équivalent temps plein).

Ces embauches ciblent particulièrement des profils jeunes, le tout généralement accompagné de discours prônant le « rajeunissement de la culture d’entreprise ». Il y a là un point critique à bien comprendre. Sur le papier, quel est le problème à faire partir les gens qui le désire, plus tôt, et d’embaucher des jeunes à la place ? N’est-ce finalement pas là le sens de ce que l’on revendique à la CGT ?

Justement, il ne faut pas s’y tromper. Non seulement ces opérations ont pour but unique la satisfaction toujours plus grande de l’actionnaire, mais de surcroit, puisqu’elles sont réalisées uniquement dans ce sens, elles entrainent tout un ensemble de conséquences délétères.

Les vraies raisons derrières ces départs

Faire des économies

Réduire le nombre de séniors, surtout lorsqu’il s’agit de salariés avec une certaines ancienneté, permet aux entreprises de faire des économies importantes. En effet, encore aujourd’hui, les accords d’entreprises ou de branche contiennent des dispositions qui dépendent de l’ancienneté (augmentation de salaire automatique au bout de x années, jours de congés supplémentaires, etc.). Puisque l’âge est aussi le reflet de l’expérience professionnelle (et donc de l’acquisition de qualifications) tout au long de la vie, en moyenne, les séniors ont des salaires plus importants que les plus jeunes, à postes égaux.

Il faut donc voir derrière les caractéristiques de ces opérations trois leviers d’économies pour les entreprises : on l’a dit l’emploi global baisse puisque tous les départs ne sont pas compensés, les séniors sont remplacés par des plus jeunes moins coûteux, et dans le cas des temps partiels, seule une partie de la rémunération continue d’être versée.

Communiquer auprès des actionnaires

L’actionnaire, de manière générale, est attentif aux économies annoncées, et voit d’un œil très positif les réductions de masse salariale. Pour le dire simplement, ce qui est donné en moins au travail ira potentiellement dans sa poche.

Les plans de départs volontaires et ruptures conventionnelles collectives s’inscrivent finalement dans la logique des « licenciements boursiers », ou autres « restructurations financières permanentes » dont de nombreux travaux de recherche ont montré le fonctionnement. Là encore, l’objectif est purement celui de communiquer aux actionnaires, et non pas de réorganiser l’activité pour répondre à des difficultés réelles.

Car c’est bien là le point commun de toutes les multinationales dont on parle : les résultats des dernières années sont très bons, et l’année 2022 encore plus. Croissance du chiffre d’affaires et des bénéfices, records de ventes, et même versements de dividendes en hausse, tout y est !

Pour ne prendre que cet exemple (mais on aurait pu prendre BNP ou Michelin), Stellantis affiche de tels résultats qu’il figure dans le trio de tête du CAC40 avec TotalEnergie et LVMH. Après 1 380 départs volontaires en 2021, la direction du groupe a annoncé poursuivre sur sa lancée, avec environ 2 000 départs supplémentaires entre 2022 et 2023. Ces départs sont prévus en dépit d’une croissance du chiffre d’affaires de 18% en 2022, d’une croissance de 26% des bénéfices, et d’un programme massif de rachat d’actions venant s’ajouter aux dividendes versés !

Des conséquences individuelles et collectives, avec la bienveillance des pouvoirs publics !

Ces départs, ou ces passages massifs à temps partiel sont loin d’être neutres du point de vue de l’organisation du travail. En effet, ils entrainent de nombreux dysfonctionnements, quand les concernés sont concentrés au sein du même service par exemple, ou des surcharges de travail du fait des baisses d’effectifs. Ils débouchent aussi sur une perte globale d’expertise, puisque la transmission de compétences et connaissances n’est pas organisée correctement. Là où nous portons par exemple le temps partiel sénior véritablement organisé, liant sur une période donnée un sénior approchant de la retraite à un jeune embauché, les accords TPS tels que proposés par Orange ou BNP ne le prévoient en rien !

 

Au-delà des coûts en matière d’organisation, ces opérations représentent aussi des coûts, au sens comptable du terme. À titre d’exemple, l’accord TPS d’Orange représente un coût global de 1,5 milliard d’euros ! Et il en va de même pour les plans de départ volontaire ou les ruptures conventionnelles collectives, qui représentent elles aussi des dizaines voire des centaines de milliers d’euros, en fonction du nombre de personnes concernées. Or, ces coûts de restructuration pèsent sur les filiales qui employaient les salariés concernés, et constituent une charge supplémentaire (toujours au sens comptable du terme) … supportée par ceux qui restent !

 

Enfin, il ne faudrait pas oublier le coût que cela représente pour la collectivité. En effet, le principe d’une rupture conventionnelle collective est de partir avec un chèque, et de bénéficier du chômage en cas de difficulté à retrouver un emploi. Mais puisque les entreprises sont justement si réticentes à compter des séniors, les perspectives d’embauche sont bien maigres ! C’est donc l’assurance chômage qui permet aux entreprises de se séparer à moindre frais d’un certain nombre de séniors. Il suffit de faire le lien avec la réforme en cours pour voir qu’une augmentation de l’âge de départ, c’est une augmentation des dépenses d’assurance chômage, et la déresponsabilisation complète des employeurs.

 

S’il était besoin de le rappeler, ces suppressions d’emplois se font évidemment en accord avec les pouvoirs publics. D’abord, l’inventeur de la rupture conventionnelle collective n’est autre que…Emmanuel Macron lui-même, dans le cadre des ordonnances de 2017 ! Ensuite, qu’il s’agisse des plans de départ volontaire ou des ruptures conventionnelles collectives, la finalisation de ces procédures dépend d’une validation administrative. Enfin, recevoir des aides publiques n’est pas un frein à ce genre d’opérations ! Ainsi, le groupe Stellantis a par exemple bénéficié de 3,8 millions d’euros dans le cadre de la transformation énergétique de son usine de Jannais en Bretagne.

 

Or, si cette enveloppe apparait déjà énorme, il s’agit là d’un montant bien peu représentatif de l’argent public que reçoit le groupe, et c’est bien ça le problème. Si l’ensemble des multinationales et en particulier celles cotées au CAC40 communiquent bien volontiers sur leurs résultats financiers, un type d’information brille par son absence : les aides publiques perçues. Chaque année, ce sont plus de 200 milliards d’euros qui sont ainsi touchés par les entreprises, et ce sont celles de plus grosse taille qui en bénéficient le plus. Pourtant, elles sont excessivement difficiles à identifier, car cette information n’est justement pas publique, ce qui en fait un scandale démocratique majeur ! Sur ce point, peut-être plus encore que sur les autres, il est absolument nécessaire de se faire accompagner d’un expert, pour précisément identifier les sommes perçues, à quel titre, et à quelle utilisation elles se destinent.

Au total, c’est bien main dans la main que État et Capital avancent, pour servir le dernier contre les intérêts du monde du travail.

A retenir :

- Dans la mesure où les entreprises cherchent sans aucun doute à restreindre leurs effectifs séniors, et où les salariés sont contents de réduire leur temps de travail via des temps partiels séniors ou de partir plus tôt en retraite, jusqu’à quand l’hypocrisie va-t-elle durer ?

- La réforme des retraites en cours accentue encore davantage cette hypocrisie;

- Ce n’est ni la taxation des ruptures conventionnelles collectives ni la mise en place d’un index séniors qui règlera la question;

- Il faut la retraite à 60 ans, et encore avant pour les métiers pénibles.

Repère revendicatif