Dans la dernière publication de la Dares du 9 février 2024, les résultats provisoires pour le quatrième trimestre 2023 indiquent que les salaires auraient augmenté plus vite que l’inflation fin 2023. En d’autres termes, les salarié∙es auraient regagné du pouvoir d’achat à la fin de l’année 2023, inversant alors la tendance à l’œuvre depuis le début de la crise inflationniste mi-2021.
- De prétendus gains de pouvoir d’achat en 2023
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Le graphique ci-dessous reproduit les données qui sont présentées par la Dares dans sa publication. Alors que les travailleuses et les travailleurs ont subi des pertes importantes de pouvoir d’achat depuis le deuxième trimestre 2021, la situation semblerait s’améliorer fin 2023. En effet, le salaire horaire de base des ouvriers et des employés (SHBOE) a augmenté de 4,1% entre fin décembre 2022 et fin décembre 2023. Le salaire mensuel de base (SMB) a quant à lui progressé de 3,8%[1]. Dans le même temps, l’indice des prix à la consommation (IPC) hors tabac a lui augmenté de 3,6% entre le quatrième trimestre 2022 et le quatrième trimestre 2023.
La Dares en conclut que les salarié∙es ont regagné en pouvoir d’achat à la fin de l’année 2023, puisque le SHBOE croît de 0,5% et le SMB de 0,2% sur un an en euros constants[2]. On est très proche de zéro mais on se situerait au-dessus.
Cependant, les résultats de la Dares sont dépendants de l’indice des prix qui est utilisé pour mesurer l’évolution du pouvoir d’achat. Dans son étude, elle a recours à l’IPC hors tabac. Or pour mesurer le pouvoir d’achat des ménages, il est nécessaire, au moins, de tenir compte de l’évolution des prix de l’ensemble des biens et services consommés par ces derniers. On utiliserait donc l’IPC (tabac compris). Cet indice a augmenté de 3,7% entre le quatrième trimestre 2022 et le quatrième trimestre 2023.
De surcroît, l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) calculé selon les définitions d’Eurostat constitue un meilleur indicateur que l’IPC privilégié par l’Insee[3]. L’IPCH ne prend en compte que les seules dépenses qui restent à la charge des ménages après remboursement éventuel par les pouvoirs publics ou la sécurité sociale, soit le prix net, alors que l’IPC prend en compte la totalité du prix du bien ou du service concerné, soit le prix brut. Les différences entre ces deux indicateurs sont importantes dans le domaine de la santé. Par exemple, lorsque le remboursement de certaines dépenses de santé diminue, comme avec le doublement de la franchise sur les médicaments et les consultations médicales annoncé par Emmanuel Macron lors de la conférence de presse du 16 janvier 2024, cela n’augmente pas le prix brut et n’a donc pas d’effet sur l’IPC. En revanche, cela augmente le prix net payé par les ménages et est donc pris en compte dans le calcul de l’IPCH.
Entre fin 2022 et fin 2023, l’IPCH augmente de 4,1% sur un an. En retenant cet indicateur, il apparait désormais que le pouvoir d’achat du SHBOE stagne (0%) à la fin de l’année 2023, tandis que celui du SMB continue de baisser (-0,3%). C’est ce que montre le graphique ci-dessous.
Surtout, les résultats de la Dares dépendent en grande partie de la façon dont ils sont présentés. L’évolution du SHBOE, du SMB et de l’indice des prix est présentée en glissement annuel, c’est-à-dire que l’on compare le niveau de ces variables à un trimestre donné par rapport à son niveau au même trimestre de l’année précédente. Par exemple, lorsque la Dares écrit que « le SHBOE augmente de 4,1% fin décembre 2023 », elle compare en fait le niveau du SHBOE du quatrième trimestre 2023 par rapport à son niveau du quatrième trimestre 2022. Cela lui donne le taux d’évolution en pourcentage du SHBOE entre ces deux dates.
Toutefois, il est primordial de rappeler qu’il faut réfléchir en moyenne annuelle plutôt qu’en glissement annuel pour mesurer l’évolution de l’inflation et, in fine, du pouvoir d’achat. Les résultats en moyenne annuelle sont plus représentatifs de l’inflation observée sur l’année, alors que les résultats en glissement annuel ne vont comparer que les derniers mois d’une année à ceux de la précédente. Or il est possible que même si l’inflation ralentit sur les derniers mois de l’année, elle demeure forte sur l’ensemble de l’année. Il en est de même pour les salaires dont la croissance peut s’accélérer en fin d’année, mais être faible sur l’ensemble de l’année. Aussi, les augmentations de salaires doivent être calculées pour l’année, donc en référence à une inflation annuelle et pas trimestrielle.
En calculant les résultats en moyenne annuelle à partir des données de la Dares, il apparait qu’en 2023, les travailleuses et les travailleurs ont continué à perdre en pouvoir d’achat. En effet, alors que l’IPCH augmentait de 5,4% en moyenne en 2023, le SHBOE n’a augmenté que de 4,3%, et le SMB de 3,9% ! Il est carrément faux de déduire des données de la Dares, comme le fait le journal Les échos dans son édition du 9 février 2024, que « les salaires ont progressé plus vite que l’inflation en moyenne en 2023 en France ».
[1] La Dares définit le SHBOE comme « le salaire horaire brut de base, avant déduction des cotisations sociales et avant versement de prestations sociales dont les salariés pourraient bénéficier, pour la population des ouvriers et employés ». Le SMB correspond quant à lui « au salaire brut avant déduction des cotisations sociales et avant versement des prestations sociales ». Par conséquent, dans les deux cas, ces indices de salaires ne tiennent pas compte des primes et des heures supplémentaires. Pour le SMB, on peut dire qu’il correspond habituellement au montant de la première ligne de la fiche de paie des salarié∙es.
[2] Les valeurs en euros constants sont dites en valeur réelle, c’est-à-dire qu’on retire des évolutions de la variable celles qui sont dues à la variation des prix.
[3] Selon Pierre Concialdi, dans un document de travail de 2023 pour l’IRES, « plusieurs arguments plaident en faveur d’un usage de l’IPCH pour mesurer les évolutions réelles de salaire et les variations de leur pouvoir d’achat. L’argument le plus décisif tient au fait que l’IPCH considère pour tous les biens et services les prix réels auxquels les ménages doivent faire face ».
- Une perte durable de pouvoir d’achat !
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Pire encore, une analyse des prix en niveau et non plus en évolution permet de mettre en évidence les pertes de pouvoir d’achat qui se sont accumulées depuis trois ans pour les salarié∙es. En effet, même si l’inflation ralentit, les prix ne diminuent pas : ils ne reviennent pas à ce qu’ils étaient avant la crise inflationniste. Surtout, même si l’inflation ralentit, les prix continuent d’augmenter et ils le font à partir d’un niveau qui est désormais plus élevé[4]. En comparant le niveau des salaires et des prix d’aujourd’hui à ce qu’ils étaient il y a trois ans, on peut faire apparaitre les gains ou les pertes cumulées de pouvoir d’achat. Le graphique ci-dessous montre alors que sur les trois dernières années, les travailleuses et les travailleurs ont perdu plus de 5 points de pouvoir d’achat !
En reprenant les projections macroéconomiques de la Banque de France, nous pouvons essayer de nous faire une idée des hausses de salaires qui seraient nécessaires sur les deux années à venir afin de rattraper les pertes de pouvoir d’achat cumulées depuis le deuxième trimestre 2021.
Selon la Banque de France, qui utilise aussi l’IPCH, cet indice augmenterait de 2,5% en 2024 et de 1,8% en 2025. Sous de telles hypothèses, il faudrait que les salaires augmentent d’environ 4,5% par an en moyenne sur les deux prochaines années pour rattraper les pertes de pouvoir d’achat subies depuis le début de la crise inflationniste.
Cependant, ces résultats reposent sur le fait que les projections de la Banque de France seraient correctes, en d’autres termes que l’inflation retournerait bien vers les 2% d’ici 2025. Or nous avons vu que les projections d’inflation des différentes institutions de prévisions économiques s’étaient souvent avérées fausses depuis le début de la crise inflationniste. Surtout, ces projections sont très différentes d’une institution à l’autre. Par exemple, l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE) anticipent pour sa part une hausse de l’IPC de 3,3% en 2024 !
Par conséquent, si l’inflation venait à augmenter plus fortement que les projections de la Banque de France, ce qui est fort probable étant donné que ces dernières sont très optimistes, les hausses de salaires devraient être plus importantes. En supposant, par exemple, que la hausse des prix resterait supérieure à 3% en 2024 et en 2025, il faudrait que les salaires augmentent d’environ 5,5% par an en moyenne sur les deux prochaines années ! On est alors (très) loin des montants qui sont annoncés pour l’instant par les cabinets d’expertise, qui prévoient des hausses de salaires plus faibles qu’en 2023, et comprises entre 3% et 4% en 2024[5].
Dit autrement, sans augmentation importante des salaires dès cette année, les pertes de pouvoir d’achat risquent bien d’être aggravées et durables.
[4] La baisse du niveau général des prix (IPC ou IPCH) s’appelle la déflation. En revanche, un ralentissement dans la hausse des prix s’appelle la désinflation. Par exemple, si l’inflation ralentit et passe de 2 à 1%, on parle de désinflation. Par contre, lorsque l’inflation passe de 2 à -1%, les prix baissent désormais et on parle alors de déflation.
[5] Selon le Centre Études et Data du groupe Alpha, les NAO ont débouché sur des augmentations moyennes de 3,5% en 2024 contre 4,6% en 2023.
- À retenir
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- Si on mesure l’inflation à partir de l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) selon la définition d’Eurostat, qui constitue un meilleur indicateur que l’indice des prix à la consommation (IPC) privilégié par l’Insee, il apparait que les salaires n’ont pas augmenté plus vite que l’inflation fin 2023. Surtout, en raisonnant en moyenne annuelle plutôt qu’en glissement annuel, on montre que les salaires ont augmenté moins vite que l’inflation en moyenne en 2023, ce qui entraine de nouvelles pertes de pouvoir d’achat pour les salarié∙es.
- Pire, si on compare le niveau des salaires et des prix d’aujourd’hui à ce qu’ils étaient il y a trois ans, on constate que les travailleuses et les travailleurs ont perdu, en cumulé, plus de 5 points de pouvoir d’achat sur les trois dernières années.
- Compte tenu de l’évolution attendue de l’inflation, les augmentations de salaires connues pour 2024 sont très insuffisantes, et de ce fait les pertes de pouvoir d’achat risquent d’être durables.