Promis depuis quelques mois pour contrer la vigueur de l’inflation, le projet de loi pour le pouvoir d’achat discuté en ce moment au Parlement rate inévitablement la cible. En effet, il laisse volontairement en dehors du cadre ce qui aurait dû en constituer le principal levier : la hausse des salaires.
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Des hausses bien trop timides… quand elles existent !
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Pour les salariés du secteur privé, les augmentations salariales font intervenir trois mécanismes :
- les revalorisations périodiques et automatiques pour les salariés au SMIC
- les négociations annuelles sur les minima de branche
- les négociations annuelles obligatoires en entreprise pour les salariés rémunérés au-dessus du SMIC.
Alors que ce dernier connait ce 1er août une nouvelle revalorisation automatique (+2,01%) sous l’effet de l’inflation[1], le reste des salaires augmente peu, malgré des mobilisations chaque jour plus nombreuses dans les lieux de travail. Si le mécanisme d’indexation du SMIC sur l’inflation permet de protéger les plus modestes, il est urgent de repenser les mécanismes entourant la progression de l’ensemble des salaires, pour qu’ils ne soient plus laissés à la main du patronat.
Pour les salariés du secteur public, l’annonce d’une revalorisation de 3,5% du traitement des fonctionnaires ne saura faire oublier les années de gel du point d’indice et de perte de pouvoir d’achat. Après tout, pourquoi l’État ferait-il mieux que ses homologues privés ?
Tandis que le patronat met en garde contre une hypothétique « boucle prix-salaire », il est bon de rappeler que l’augmentation des salaires est une bonne chose pour l’économie, stimulant la demande et par extension l’emploi. Le rétablissement d’une échelle mobile des salaires, y compris dans le public, et la mise en place d’une taxe sur les superprofits, apparaissent alors nécessaires pour redonner efficacement et durablement du pouvoir d’achat aux français.
[1] D’après les derniers chiffres de l’Insee, l’inflation atteint +6,1% sur un an. -
L’indexation du SMIC est une bonne chose – mais insuffisante par rapport à une hausse immédiate
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Les détracteurs des augmentations du SMIC, notamment automatiques, s’appuient sur le fait qu’à chaque revalorisation, de plus en plus de salariés sont « rattrapés ». Ce constat est vrai : si la proportion de salariés bénéficiant de la revalorisation au 1er janvier 2021 était de 12%, elle n’était que de 10,5% au 1er janvier 2016. Or, avec les quatre revalorisations intervenues depuis, la proportion de salariés concernés est encore plus importante. Ce que ces opposants ne disent pas, c’est ce qu’il adviendrait du pouvoir d’achat des plus modestes si l’indexation sur l’inflation n’existait pas !
La hausse automatique est donc une « bonne nouvelle », puisqu’elle permet aux salariés à ce niveau de ne pas perdre en pouvoir d’achat. Mais c’est bien évidemment insuffisant, puisque le SMIC ne permet pas de vivre décemment, raison pour laquelle nous proposons de le porter à 2000€.[1] De son côté, le gouvernement se refuse (sans surprise) ne serait-ce qu’au moindre « coup de pouce ».
[1] https://analyses-propositions.cgt.fr/fiche-pouvoir-dachat-4-quest-ce-quun-revenu-decent -
70% des minima de branches sous le SMIC !
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Puisque ce phénomène de rattrapage est bien réel, il faut toutefois l’expliquer. Avant même la dernière revalorisation du 1er août, ce ne sont pas moins de 70% des branches (120 sur 170) qui sont concernées par des niveaux de salaire minima conventionnels inférieurs au SMIC. Pire encore, dans certaines branches, cela concerne plus d’un quart des salariés ! Les branches de l’hôtellerie-restauration, du commerce alimentaire et du textile figurent en tête (voir graphique).
Ce constat pointe un dysfonctionnement majeur des négociations salariales au niveau des branches, dans lesquelles le rapport de force ne permet pas toujours d’obtenir plus que les propositions patronales initiales, elles-mêmes généralement inférieures à l’inflation. Ceci est d’autant plus vraies que même dans les branches « riches » comme celle de l’industrie pharmaceutique, le patronat ne lâche rien ! Lors des dernières négociations fin 2021, le syndicat patronal pharmaceutique a consentit 2,2% d’augmentation contre 2,6% d’inflation sur l’année, et une clause de revoyure début 2022. Cette dernière a difficilement débouché sur +0,4% pour le premier groupe de la classification et une prime temporaire de 20 € bruts pour les 2ème et 3ème groupes.
Face à cette réalité, le gouvernement menace les branches récalcitrantes de fusion… ce qui a toutes les chances de rester sans effet. La solution réside-t-elle alors du côté des entreprises ? Pas si simple : il ne faudrait pas oublier que les représentants patronaux lors des négociations conventionnelles ne sont autres que les dirigeants des plus grosses entreprises du secteur, adhérentes à la branche.
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Compter sur la « bonne volonté » des entreprises, c’est demander au renard de la bienveillance vis-à-vis des poules
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Dans une interview donnée le 29 juillet, la Ministre déléguée chargée des PME, du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme Olivia Grégoire déclarait compter sur la bonne volonté des entreprises en matière de salaires et de soutien du pouvoir d’achat. Justifiant ainsi le refus d’inclure une taxe sur les superprofits dans le projet de loi pour le pouvoir d’achat, la Ministre a annoncé que cette question serait éventuellement revue à la rentrée, si les entreprises n’avaient pas « pris leurs responsabilités ». En déclarant préférer que « l'argent aille directement et très vite dans la poche des Français », Olivia Grégoire soutient l’idée selon laquelle plus les entreprises sont rentables, plus elles redistribuent à leurs salariés. Il suffit d’examiner les derniers résultats des entreprises du CAC 40 pour voir que rien n’est moins vrai. Les exemples se suivent… et se ressemblent.
Total : le cas emblématique par excellence
Sur la période 2017-2021, alors que les bénéfices de Total sont multipliés par deux, la masse salariale, elle, n’augmente que de 15%. Pire encore : les dividendes sont multipliés par trois ! Pour le dire autrement, les dividendes aux actionnaires ont augmenté 13 fois plus vite que les salaires.
Et Total ne s’arrête pas en si bon chemin. Profitant allègrement du cours du baril pour pratiquer lui-même des prix élevés, le groupe devrait connaitre une année 2022 record : les bénéfices du premier semestre représentent 66% de ceux réalisés sur l’ensemble de l’année 2021. Si la ristourne de 20 cts par litre à la pompe ne change pas fondamentalement cette dynamique[1], les salariés, eux, ne devrait pas plus bénéficier que les années précédentes d’une redistribution de la valeur créée… par eux-mêmes !
En marge du secteur des énergies : les cas Sanofi et LVMH
Là où l’on pourrait penser que ces dynamiques sont propres aux entreprises du secteur de l’énergie, d’autres exemples viennent montrer qu’elles sont tout aussi présentes ailleurs, modulo peut-être leur intensité.
Chez Sanofi, cinquième laboratoire mondial, la masse salariale est strictement stable entre 2018 et 2021 (probablement sous l’effet des plans de licenciement successifs), tandis que le chiffre d’affaires et les bénéfices progressent respectivement de +10% et +45%.
Chez le géant du luxe français, la dynamique est relativement similaire : les bénéfices ont plus que doublé entre 2017 et 2021, le chiffre d’affaires est en croissance de 50%, mais la masse salariale n’augmente que d’un tiers.
Ainsi, quel que soit le domaine d’activité et la profitabilité de l’entreprise, les salariés sont toujours bien les derniers servis, récoltant les infimes miettes non-octroyées au capital.
L’État, un employeur comme les autres !
On l’oublie souvent, l’État est le premier employeur du pays. S’applique-t-il à lui-même la recommandation d’augmenter les salaires ? Il suffit de regarder l’évolution comparée du point d’indice, du SMIC et de l’inflation, pour s’apercevoir que l’État lui-même ne prend pas ses responsabilités en matière d’évolution du pouvoir d’achat. Tandis que le smic a augmenté de 59% entre 2002 et 2022, l’inflation progresse de 36 pts, contre 11 seulement pour le point d’indice, après prise en compte de la revalorisation de 3,5% annoncée dernièrement par le gouvernement.
Pour expliquer la faiblesse de cette progression au fil des ans, les gouvernements successifs se sont cachés derrière le coût supposé d’une telle mesure. Concrètement, une augmentation de 1% du point d’indice représente une dépense directe d’environ 2 Mds d’euros à l’État, mais une part substantielle lui revient immédiatement sous forme de cotisations salariales et de CSG/CRDS, sans compter les impôts sur le revenu supplémentaires. De plus, il est utile de rappeler que les cadeaux accordés au capital se poursuivent, dans des proportions sans commune mesure avec ce que représente une hausse du point d’indice ! La baisse de l’impôt sur les sociétés coûte chaque année 10 Mds d’€, la suppression de la CVAE annoncée par E. Borne quelques autres 8 Mds d’€…
[1] L’impact est estimé à environ 500 à 600 millions d’€. -
Un ensemble de mécanismes pour forcer la redistribution primaire et secondaire des richesses[1]
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Depuis 1980, la part de la rémunération des salariés dans la valeur ajoutée n’a eu de cesse de diminuer[2], sous l’effet d’un retournement du rapport de force en faveur du capital. Évidemment, le « tournant de la rigueur » et nos politiques en ont été les artificiers et le sont encore aujourd’hui, main dans la main avec le patronat. Le projet de loi pour le pouvoir d’achat en est la meilleure illustration : faire toujours plus de cadeaux aux entreprises en faisant croire que cela reviendra un jour aux salariés.
Loin de ces supercheries à répétition, les solutions sont pourtant simples, et connues.
- La première est de répercuter les revalorisations du SMIC au niveau des minima de branches, en rétablissant l’échelle mobile des salaires en vigueur en France de 1952 à 1982.
- La seconde est de conditionner les aides publiques aux entreprises au fait de revaloriser substantiellement les salaires et les embauches, en particulier dans les grandes entreprises.
- Enfin, pour contrebalancer ce rapport de force défavorable au travail, la redistribution secondaire doit s’appuyer sur une taxation des super profits. À titre d’exemple, cette taxe aurait rapporté quelques 4 Mds d’€ pour le seul premier semestre de Total… autant dire un sacré coup de pouce aux salariés !
[1] Pour simplifier, la répartition primaire, c’est la répartition entre le travail et le capital. La répartition secondaire est celle qui résulte de la redistribution (via impôts et cotisations).