Quelles conditions devraient-elles être remplies pour que les « experts du Smic » consentent un jour à proposer un « coup de pouce » et à agir ainsi enfin « en faveur des revenus du travail » ?[1] La livraison 2021 de leur rapport transmis le 29 novembre aux partenaires sociaux, soulève de nouveau la question puisque, pour la treizième fois consécutive, « contre vents et marrées » et alors que la plupart des candidats à l’élection présidentielle proposent d’augmenter les bas salaires, à gauche par une revalorisation discrétionnaire du Smic et à droite par des baisses de « charges » ou l’octroi de primes, ils recommandent au gouvernement de « s’abstenir de toute aide », c’est-à-dire de s’en tenir au minimum prévu par la loi. Preuve d’un enfermement proprement idéologique, les experts mobilisent de nouveau la crise sanitaire pour justifier leur position. Les années passent et chaque année, une nouvelle « bonne raison » se fait jour à une revalorisation indigente du Smic…
Plus précisément, cet aréopage d’économistes présidé par Gilbert Cette justifie principalement ses recommandations en amalgamant des raisons structurelles antérieures à la crise sanitaire et ses effets a priori plus « conjoncturels », et ce sans préciser l’articulation entre ces deux dimensions qui d’ailleurs renvoient à des temporalités différentes. « Le contexte actuel d’une sortie très progressive et instable de la crise de la Covid-19 suggère de prioriser la consolidation des fortes créations d’emplois récentes par rapport aux gains de pouvoir d’achat salarial », estiment-ils avant d’ajouter que « la situation structurelle de l’économie s’améliorait, mais demeurait encore fragile avant la crise, et elle reste caractérisée notamment par un chômage encore très élevé et une compétitivité faible dont témoigne un solde commercial continûment négatif depuis 2006 ».
[1] L’article 24 de la loi du 3 décembre 2008 « en faveur des revenus du travail », laquelle a instauré le groupe d’experts, stipule que celui-ci « se prononce chaque année sur l’évolution du salaire minimum de croissance ». C’est nous qui soulignons notamment pour insister sur le fait que ces experts « oublient » que la fonction du salaire minimum est d’assurer une rémunération décente du travail.
- L’opposition stérile entre emploi et salaires
-
La « suggestion » des experts du Smic dont les analyses postulent une opposition fondamentale entre salaire et emploi, interroge à plusieurs égards. Tout d’abord, car ils n’expliquent pas l’origine des « fortes créations d’emploi » observées, lesquelles semblent donc tomber du ciel. Par ailleurs, il apparaît que les effets sur l’emploi d’une hausse du salaire minimum apparaissent méconnus. Début septembre, « pour faire suite aux recommandations du Groupe d’experts, et en collaboration avec ce dernier » (sic), France Stratégie a ainsi publié « un appel à projets de recherche analysant l’impact quantitatif du niveau et des augmentations du salaire minimum sur l’emploi pour le cas français », et ce afin de combler l’absence (surprenante…) de travaux sur le sujet : « Les conséquences de variations du salaire minimum sur l’emploi sont une source de controverse dans la littérature économique (…). De nombreux travaux empiriques récents sur les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Espagne (…) aboutissent également à des conclusions contrastées. Certaines évaluations concluent à un effet nul ou légèrement positif du salaire minimum sur l’emploi, alors que d’autres trouvent un effet négatif, principalement sur l’emploi des jeunes et les travailleurs peu qualifiés. Dans tous les cas, il demeure difficile d’extrapoler directement ces résultats au cas français, compte tenu des spécificités institutionnelles du marché du travail. » Les résultats définitifs des études commandées sont attendus pour mars 2023. Nous en saurons alors davantage sur l’impact « réel » du salaire minimum sur l’emploi…
- Exonération de cotisations : une trappe à bas salaires
-
Cet intérêt étonnement tardif pour la question s’explique pour nous par le fait que comme le soulignent les experts du Smic – une (rare) nouveauté du rapport 2021 – les politiques d’exonérations de « charges » sociales, lesquelles constituaient jusqu’ici LE sujet d’étude central, « ont atteint leur limite en 2019 ». En effet, « à ce niveau de salaire, les contributions sociales employeur se limitent désormais à la cotisation Accidents du travail et maladies professionnelles ». Dès lors, un coup de pouce ne pourrait « plus être compensé par une baisse des cotisations » et serait ainsi « préjudiciable à l’emploi des personnes les plus vulnérables »… Les hausses passées du Smic n’auraient donc pas alourdi le « coût » du travail et tel ne serait donc plus le cas ? Etrange aveu, fait dans un contexte marqué, dixit Jean Castex, par des « tensions de recrutement »…
Pour rappel, le Smic a augmenté automatiquement de 1 % le 1er janvier dernier, puis, du fait de l’envolée des prix, de 2,2 % le 1er octobre, pour atteindre 1 589,47 euros brut mensuels sur la base de 35 heures travaillées (10,48 euros brut par heure). C’était la première fois depuis 2011, qu’une revalorisation automatique intervenait en cours d’année[1]. Depuis juin 2021, la CGT revendique elle un Smic mensuel brut 2000 euros[2] [3].
Cette forte hausse du Smic a en particulier eu pour effet de porter mécaniquement à un niveau historiquement élevé les CCN dont les minima salariaux sont inférieurs au Smic. G. Cette[4], des propos en contradiction avec ceux rapportés ci-dessus, juge cette situation « choquante » car elle « a pour conséquence d’augmenter la masse salariale éligible aux exonérations de charge, au frais de la collectivité ». Autrement dit, les hausses du Smic inciteraient les employeurs à maintenir les travailleurs à ce niveau de salaire synonyme d’exonérations, un phénomène usuellement qualifié de « trappe à bas salaires ».
Nous retrouvons ici « une petite musique » entendue depuis quelques temps, qui laisse à penser à une remise en cause – bien tardive « malheureusement » – du principe des exonérations… Nombreux sont les incendiaires à aujourd’hui crier au feu !
Ce repositionnement – stratégique ? – tient aussi au fait qu’il est de plus en plus évident que les restrictions appliquées au Smic et les exonérations de cotisations n’ont pas produit les effets promis. L’attribution, le 11 octobre dernier, du prix Nobel d’économie à l’économiste canadien, David Card, nous apparaît à cet égard symptomatique. En effet, « ses études du début des années 1990 ont questionné la sagesse conventionnelle, conduisant à de nouvelles analyses et à de nouvelles perspectives ». En particulier, elles « ont montré (…) qu’augmenter le salaire minimum ne conduit pas nécessairement à moins d’emplois », contredisant ainsi les prédictions de la théorie « classique » du marché du travail.
Pour remédier à la situation « choquante » précédemment décrite, les experts recommandent aux pouvoirs publics d’« agir » pour inciter les branches professionnelles en non-conformité avec la loi à relever leurs minima salariaux, une recommandation pour le moins contradictoire avec celle d’une absence de coup de pouce destinée à « prioriser la consolidation des fortes créations d’emplois récentes par rapport aux gains de pouvoir d’achat » (cf. supra). Mais il est vrai que les experts recommandent aussi un abandon de tout ou partie des clauses de revalorisation automatique du Smic, une mesure qui permettrait selon eux d’accroître la marge d’appréciation et de décision du gouvernement et ainsi de mieux articuler les évolutions du Smic avec celles du « marché du travail ». Comment donc le pourrait-il ? Autre mystère.
[1] Rappelons que la revalorisation du Smic se base sur l’inflation – telle qu’elle est mesurée pour les 20 % de ménages les plus modestes – et sur la moitié de l’accroissement annuel du pouvoir d’achat du salaire horaire de base des ouvriers et des employés.
[2] Cf. fiche n° 12a des repères revendicatifs intitulée « Un salaire minimum en France et dans chaque pays européen ».
[3] Selon le baromètre annuel d’opinion de la Direction de la recherche, des études de l’évaluation et des statistiques, une direction du Ministère des Solidarités et de la Santé, « la moyenne du revenu jugé minimum pour vivre se situe à 1 770 euros par mois en 2020 ». Entre 2017 et 2018, ce montant, net, avait fortement progressé, passant de 1 570 à 1 760 euros. Selon le simulateur de Pôle emploi (https://entreprise.pole-emploi.fr/cout-salarie/), il correspond à 2 264 euros brut. Cf. DREES (2021), Minima sociaux et prestations sociales. Ménages aux revenus modestes et redistribution, Edition 2021, septembre.
[4] Cf. Les Echos du 29 novembre.
- Un désaccord supplémentaire sur les objectifs du SMIC
-
Last but not least, ils jugent que la hausse du Smic inadaptée « pour réduire la pauvreté laborieuse dont le principal facteur est le nombre d’heures travaillées, bien loin avant le niveau du salaire minimum horaire ». Pour eux, l’amélioration du pouvoir d’achat des salariés passe donc par un accroissement de l’offre de travail et l’adoption des politiques idoines de baisse du chômage. Pourtant, la lutte contre la pauvreté ne constitue pas – il importe de le rappeler – l’objectif premier du Smic, même s’il y contribue. Instauré en 1950, le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) constituait un « salaire minimum vital » et était donc seulement indexé sur les prix. Le Smic qui lui succède en 1970 vise lui à « assurer aux salariés dont les rémunérations sont les plus faibles une participation au développement économique de la Nation »[1], d’où une indexation partielle sur les salaires, un élément consubstantiel de solidarité qui explique aussi l’exigence portée par la CGT d’une forte revalorisation[2].
[1] Le Smic fait partie des mécanismes institutionnels fordistes adoptés pour assurer la diffusion des gains de productivité et leur conversion en gains de pouvoir d’achat destinée à assurer une demande sociale croissant avec la production.
[2] Pour une analyse critique des positions des experts du Smic, lire la Note économique n° 156 d’octobre 2020, intitulée « Le Smic a 50 ans : le comprendre et le défendre ».