En novembre 2023, la Quadrature du Net publiait un article éclairant sur les procédures de la branche famille concernant le contrôle des allocataires. C’est en étudiant l’algorithme qui pilote le déclenchement des contrôles automatisés, de loin les plus nombreux, que la Quadrature du Net au côté des collectifs Stop Contrôles et Changer de Cap ont pu identifier un « système de surveillance de masse particulièrement pernicieux », « un algorithme de la honte ». Aussi, la Quadrature du Net estime au vu de son analyse que la preuve serait définitivement faite du « caractère discriminant des critères retenus ».
L’analyse proposée repose sur d’anciens algorithmes utilisés par la branche famille entre 2010 et 2018 que la quadrature du net a pu obtenir à la suite d’une procédure en justice. Mais l’algorithme le plus récent n’est pas très différent dans ses principes.
Dans tous les cas, la branche refuse de communiquer ce dernier, arguant dans un discours très policier que « cette communication consisterait en une atteinte à la sécurité publique car en identifiant les critères constituant des facteurs de ciblage, des fraudeurs pourraient organiser et monter des dossiers frauduleux » !
Le contrôle sur les allocataires est aujourd’hui largement automatisé. Plutôt que de mettre la technologie au service de la réponse aux besoins des assuré⋅es sociaux, les dispositifs algorithmiques sont devenus des outils au service de contrôle et de la suspicion vis-à-vis des allocataires des CAF.
Les points importants à retenir |
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- Un algorithme qui cible les plus pauvres
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Concrètement, cet algorithme viserait en particulier les allocataires les plus pauvres. L’outil de sélection des assuré⋅es sociaux à contrôler est construit autour d’un « score de suspicion », c’est-à-dire un score qui détermine quel risque de fraude est associé à votre profil et si oui ou non vous devez être contrôlé⋅e par les services des CAF. Il ne s’agit pas du seul dispositif permettant de déclencher des contrôles mais de celui-ci qui en ordonne le plus grand nombre.
C’est bien là le problème puisque que ce « score de suspicion » est largement discriminant du fait que les variables qui augmentent ce score à l’origine des contrôles sont particulièrement associées à des situations de précarité importante :
- Le fait d’avoir de faibles revenus ;
- Le fait d’être privé.e d’emploi
- Le fait d’être allocataire du RSA ;
- Le fait d’habiter dans un quartier dit « défavorisé » ;
- Le fait de consacrer une partie importante de ses revenus à son loyer
- Le fait de ne pas avoir de travail ou de revenus stables.
Le fait de percevoir l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) tout en travaillant augmente très fortement le score de suspicion.
Evidemment, l’ensemble de ces facteurs sont corrélés. On peut vivre dans un quartier défavorisé et ne pas avoir de revenu stable ou être privé⋅e d’emploi en même temps.
Globalement, les situations les plus complexes et donc les plus précaires sont celles qui vont être le plus souvent contrôlées.
- Contrôler et sanctionner pour communiquer
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Toute l’ambition de ce type de dispositif est de permettre aux administrations des caisses de Sécurité sociale de remplir les objectifs fixés dans les conventions d’objectifs et de gestions (COG), objectifs de contrôle des allocataires via la limitation de la fraude notamment.
Seulement, et la Quadrature du Net le montre très bien, ces algorithmes identifient non pas les fraudes mais les indus que la caisse fait passer ensuite pour de la fraude.
Il s’agit d’une volonté délibérée des services de la CNAF qui ne cherchent pas à lutter contre la fraude, pour laquelle l’intentionnalité devrait en théorie être identifiée, mais bien contre les trop perçus, plus nombreux et dont le recouvrement est « plus rentable ».
Or, les trop perçus ont pour cause principale des erreurs involontaires du fait de la trop grande complexité des démarches d’accès aux droits.
C’est notamment ce que montrait l’Institut Nationale des Statistiques et des Etudes Economiques (INSEE) qui indiquait que 30% des individus ayant à faire des démarches administratives y renonçait du fait de la complexité de celle-ci. Parallèlement, 25% se sentaient incapable de mener à bien ces démarches et y renonçaient. Concrètement, dans la grande majorité des cas, il s’agirait donc plutôt d’erreurs de la part des administrations ou des allocataires et non pas une démarche volontaire de ces dernier⋅es.
Cet outil n’a donc rien à voir avec un outil de lutte contre la fraude. C’est bien plutôt un outil de contrôle des allocataires fondé sur des critères largement discriminant pour les populations les plus précaires et les personnes en situation de handicap, et principalement construit pour recouvrer des indus suivant une logique purement comptable.
- Positionnement et réactions
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La direction de la CNAF défend son modèle d’algorithme précisant que celui-ci permet de repérer de nombreux cas d’allocataires victimes d’erreurs faisant baisser leurs droits. Dans la réalité, il s’agit plutôt pour la branche, sous couvert d’un argumentaire altruiste, de chasser les trop perçus, ceux-ci étant bien plus importants que les sommes non perçues par les allocataires alors qu’ils et elles en ont le droit. Il ne s’agit pas non plus de lutter contre le non-recours.
Prestations versées à bon droit et non recours : éléments de définition
- Pour la branche famille, les prestations versées à bon droit correspondent aux prestations qui doivent être versées conformément à la réglementation et au plus proche de la date à laquelle elles sont exigibles.
L’objectif de paiement à bon droit consiste en un paiement aux allocataires de toutes les prestations dont ils peuvent bénéficier, le plus rapidement possible au regard de la date à laquelle la prestation est payable. Il s’agit donc à la fois de limiter le non-recours aux prestations et – lorsque le recours est acquis – de payer les prestations au plus juste et le plus rapidement possible (PLACSS – Annexe 1, 2023).
La branche utilise, pour identifier les indus et les trop perçus, un indicateur de payement à bon droit.
- Le non-recours correspond à l’ensemble des situations dans lesquelles un individu n’a pas recours à des prestations auxquels théoriquement il a le droit.
Les causes de ce non-recours peuvent être très diverses, allant du manque d’information, à la difficulté des démarches en passant par la volonté de ne pas recourir aux prestations. Dans le cas d’une allocation bien connue de toutes et tous, le RSA, le taux de non-recours est d’environ 50% : la moitié des allocataires potentiels ne reçoivent donc pas le RSA.
Elle précise aussi que ce sont d’abord les domaines de prestations les plus complexes qui sont visées et pas les personnes. Repérer plus rapidement un indu évite autres allocataires concernés de cumuler une dette sur une longue période et donc éviter des difficultés de remboursement.
Estimation des indus et des rappels de la Branche Famille
Pour exemple, selon le rapport d’évaluation des politiques de la Branche Famille issue du projet de loi d’approbation des comptes de la Sécurité sociale pour 2022[1], le montant des écarts au « bon droit » (c’est-à-dire le paiement aux allocataires de tous leurs droits, hors situation de non-recours) pour les prestations suivantes (Prime d’activité, RSA, AAH, APL, ALS, ALF, RSO) se situait entre 84,4 et 87,4% à 9 mois.
Rappelons que la Branche Famille versée 31 milliards de prestations par ans et qu’en 2021, le bilan annuel de la lutte contre la fraude de la branche famille l’a chiffrée à 309 millions d’euros, 0,1% donc.
Ce versement est largement impacté par les situations dans lesquelles les allocataires doivent faire des déclarations récurrentes comme pour le RSA.
Pour l’année 2020 et pour l’ensemble des prestations versées par la Branche, 9 mois après la date d’effet des droits, environ 7% d’indus (révision nécessaire à la baisse) subsistent contre 2.5% environ de rappels (révision nécessaire à la hausse). Encore une fois, ces chiffres ne comprennent pas le non-recours.
La délégation CGT du conseil avait déjà interpellé la direction de la CNAF en octobre 2017 sur ce sujet. À la suite de la sortie du rapport du défenseur des droits de la même année qui affichait que le datamining constituait un profilage des allocataires, nous avions été surpris de voir dans un document de la CNAF que l’on parlait d’algorithme neutre.Lors du CA de la CNAF de janvier 2024, certaines organisations, dont la CGT, ont demandé à la direction des réponses aux interrogations que posaient les différentes enquêtes journalistiques. La direction s’est engagée à fournir aux administrateurs⋅trices un dossier de présentation lors d’une commission à venir.
À la suite de la parution d'une enquête sur le ciblage de l’algorithme orientant les contrôles des CAF vers les plus précaires, le président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis a demandé le 6 décembre 2023 à la Défenseure des droits de "statuer sur le caractère discriminatoire des critères utilisés par l’algorithme", et d'établir si les habitants du département font l'objet d'un ciblage supérieur aux autres territoires. Stéphane Troussel remet en cause le principe même de l'utilisation d'un "score" pour déclencher un contrôle, qu'il considère stigmatisant.
Cette politique de ciblage et de contrôle par des algorithmes est aujourd’hui élargie à de nombreux organismes publics et administrations. En effet, en matière d’assurance chômage ntoamment, le non-recours est estimé entre 25 et 42%[2] des personnes éligibles. Face à une fraude à moins de 0,4%, le contrôle des bénéficiaires est pourtant en nette augmentation depuis 2015. Si les contrôles sont ciblés sur les populations les plus précaires, Pôle emploi refuse systématiquement de communiquer les algorithmes sur lesquels ils se fondent.
Ici, il ne s’agit aucunement de remettre en cause la progression du numérique dans le travail et la relation avec le public qui peut être une avancée dans certains domaines et pour le public qui maitrise correctement cet outil. Mais pour la CGT le numérique doit être réservé à l’amélioration de la qualité de service et des conditions de travail, et non pas au service de la répression des populations les plus précaires qui luttent pour leurs fins de mois.
La relation de service doit d’abord et avant tout passer par un accueil et un conseil humain ce qui nécessite des effectifs suffisants dont ne dispose plus la branche.
[1] L’ensemble des données relatifs au bon versement des droits est disponible en ligne sur ce rapport d’évaluation à partir de la page 115. Pour l’année 2023, la Branche Famille fera aussi l’objet d’un rapport dans le cadre du PLACSS.
[2] Quantifier le non-recours à l’assurance chômage ; 2022 Document Dares ; Carole Hentzgen, Chloé Pariset, Kévin Savary, Emeline Limon