
Le document d’orientation de la CGT adopté lors du 53e congrès en mars 2023 indique que « l’établissement d’un véritable système d’échelle mobile des salaires nécessite la construction d’un indice des prix fiable, mesurant véritablement l’inflation qui diminue sans cesse le pouvoir d’achat des travailleur∙ses. Dans ce sens, l’élaboration de l’indice CGT peut être une référence incontournable dans notre action revendicative ».
À ce titre, le Pôle Prospective et territoires, en lien avec les membres de la sous-commission Salaires de la CGT, s’est demandé comment construire un tel indice CGT, éventuellement proposé aux autres syndicats et qui pourrait alors devenir un « indice syndical du coût de la vie » utilisable dans les négociations salariales.
Ce mémo présente la première étape de cette démarche vers un indice CGT : passer de l’utilisation de l’indice des prix à la consommation (IPC) actuellement privilégié par l’Insee à l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) calculé par l’Insee pour Eurostat. Un prochain mémo proposera une deuxième étape de la démarche, de nature à outiller les camarades dans les négociations salariales : comment compléter l’IPCH pour se rapprocher de la réalité du coût de la vie.
- Quelques éléments de contexte autour de l’indice CGT
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Après une forte poussée de l'inflation ces dernières années, les prix semblent ralentir mais restent à un très haut niveau, insupportable pour une grande partie de la population. En outre, ils pourraient fort bien ré accélérer. Les salaires et les revenus sociaux ne suivent pas le coût de la vie notamment pour les personnes dont les revenus sont les plus modestes.
Les indices des prix à la consommation (IPC) publiés par l'Insee ont le mérite d'exister et de permettre un minimum d'indexation sur les prix pour le Smic ainsi que pour certains revenus sociaux. Ils fournissent aussi des informations très détaillées et utilisables. Mais, s'ils sont utiles, ils sont insuffisants : un salaire qui n'aurait fait que suivre les IPC aurait vu sa situation se dégrader fortement avec le temps[1].
Les IPC sont établis selon des règles internationalement reconnues : le professionnalisme de l'Insee n'est pas ici en cause. Mais certains points « techniques », dont la prise en compte de la qualité des produits, nécessitent une discussion qui n'a pas eu lieu ces dernières années. En particulier, quant à l'utilisation massive des données de caisse de la grande distribution. Surtout : les IPC ne tiennent pas bien compte des réalités économiques, sociales et environnementales évolutives, génératrices de contraintes toujours croissantes pour les ménages. Par conséquent le « coût de la vie » ne se réduit pas à des indices de prix à la consommation, et ceci même s'ils étaient incontestés !
La situation des années 70 avait justifié de très sévères critiques syndicales contre l'indice des prix, y compris des syndicats CGT et CFDT de l'Insee. D'où, à l'époque, la création d'un indice CGT des prix. Cet indice CGT créé en 1972 a été abandonné pour diverses raisons : (1) la montée du chômage et le recul de l'inflation avaient fait passer au second plan la défense du pouvoir d'achat, derrière la lutte pour l'emploi et les conditions de vie et de travail ; (2) l'Insee avait en partie tenu compte des critiques adressées à l'IPC et (3) les relevés de prix nécessaires pour construire l'indice CGT exigeaient un travail considérable pour les centaines de militant·es CGT mobilisé⋅es.
Où en est-on aujourd'hui ? La capacité de collecte et de traitement d'informations massives dont dispose l'Insee, à savoir plus d'un milliard de données par mois, est désormais totalement hors de portée d'un réseau militant et d'une équipe qui les exploiterait.
De ce fait, la démarche serait désormais de continuer de porter les critiques qu'appelle l'IPC et l'utilisation qui en est faite quand les gouvernements et le patronat prétendent que ces indices suffisent pour garantir le pouvoir d'achat. Mais construire parallèlement un « indice syndical du coût de la vie » qui proposerait des améliorations à l'IPC et le compléterait, sans prétendre partir de zéro.
Comment pourrait-on procéder ? Il y a quelques années la FTM-CGT, la Fédération des Finances CGT et le syndicat CGT Insee avaient proposé une démarche qui pourrait être reprise et approfondie. Celle-ci a consisté à compléter l'IPC pour se rapprocher de ce que serait un indice du coût de la vie. Il s'agissait notamment de tenir compte de la décohabitation (diminution de la taille des ménages), des prix de l'immobilier et de la qualité des produits et services.
[1] C’est ce que nous avions montré dans le mémo éco n°138 intitulé « Augmentations de salaires : en 2023, le compte n’y est (toujours) pas ! ».
- Une première étape : passer de l’utilisation de l’IPC à l’IPCH
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Notre proposition est la suivante : utiliser dans un premier temps comme référence pour la revalorisation du Smic, des salaires et des revenus sociaux et pour la mesure des pertes de pouvoir d’achat de ces revenus l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) plutôt que l’indice des prix à la consommation (IPC) ou l’IPC hors tabac. En effet, l’IPCH est plus proche de la réalité des dépenses des ménages. Il diffère principalement des indices de prix de l’Insee pour les dépenses de santé et l’énergie. De ce fait, l’IPCH calculé selon les définitions d’Eurostat nous semble constituer un meilleur indicateur que l’IPC ou l’IPC hors tabac privilégié par l’Insee. C’est aussi l’avis, entre autres, de Pierre Concialdi, chercheur à l’Ires[2].
L’IPCH ne prend en compte que les seules dépenses qui restent à la charge des ménages après remboursement éventuel par les pouvoirs publics ou la sécurité sociale, soit le prix net, alors que l’IPC prend en compte la totalité du prix du bien ou du service concerné, soit le prix brut qui comprend les dépenses prises en charge par la Sécurité Sociale. Les différences entre ces deux indicateurs sont importantes dans le domaine de la santé. François Geerolf, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), montre que le choix d’un prix brut ou d’un prix net a deux conséquences sur l’évolution des prix des biens et services[3].
D’abord, lorsque le remboursement de certaines dépenses de santé diminue, comme avec la baisse du taux de remboursement des consultations médicales par la Sécurité sociale de 70 à 60% annoncée par le gouvernement Barnier dans le projet de budget pour 2025, cela n’augmente pas le prix brut et n’a donc pas d’effet sur l’IPC. En revanche, cela augmente le prix net payé par les ménages et est donc pris en compte dans le calcul de l’IPCH.
Par ailleurs, le poids des dépenses de santé est plus important dans l’IPC de l’Insee que dans l’IPCH d’Eurostat[4]. En effet, pour construire un indice de prix à la consommation, les instituts statistiques observent l’évolution du prix d’un panier fixe de biens et services. Chaque poste de dépenses est pondéré dans l’indice global en fonction de son poids dans les dépenses totales de consommation des ménages. Or si le poids des dépenses de santé est moins important dans l’IPCH, cela signifie que certains autres postes de dépenses de l’IPCH ont mécaniquement un poids plus important. C’est notamment le cas des dépenses d’énergie. Sur la période récente, les prix de l’énergie ont augmenté de façon très dynamique. Ces deux éléments, à savoir l’utilisation d’un prix net plutôt qu’un prix brut et une pondération plus faible des dépenses de santé, permettent donc de comprendre pourquoi l’inflation IPCH est plus dynamique que l’inflation IPC.
Mais François Geerolf souligne surtout un autre point important : « Cette approche de l’IPC consistant à inclure les dépenses de santé remboursées dans l’indice des prix, est une spécificité française qui n’est pas conforme aux recommandations du manuel méthodologique sur les indices de prix, réalisé par le FMI, l’ONU, l’OIT. Ces recommandations, dont la légitimité est reconnue par l’Institut statistique français, stipulent clairement que seuls les prix nets doivent être inclus dans un Indice des prix à la consommation ». En d’autres termes, les manuels de référence de méthodologie statistique sur les indices de prix indiquent clairement que l’Insee devrait recourir à l’IPCH plutôt qu’à l’IPC quand il s’agit d’estimer l’évolution du pouvoir d’achat !
Bien que l’IPC ou l’IPC hors tabac soient utilisés comme référence pour indexer le Smic et certains revenus sociaux, la loi stipule que les valeurs locatives cadastrales sont revalorisées en fonction de l’IPCH. Celles-ci sont utilisées pour calculer la taxe foncière. Or comme l’IPCH est plus dynamique que l’IPC, cela permet de lever un montant de taxe foncière plus important. Ce que l’État fait pour un impôt, il doit pouvoir le faire pour un revenu !
Enfin, selon Pierre Concialdi, « le choix de l’un ou l’autre de ces indices a une incidence non négligeable sur la mesure des salaires réels et l’évolution du pouvoir d’achat. Depuis 20 ans, on observe en effet un décalage persistant et régulièrement croissant entre l’IPC et l’IPCH, l’indice européen ayant augmenté plus vite que l’indice national ».
Le Graphique 1 ci-dessous montre en effet que depuis 1996, soit la date de début de la mesure de l’IPCH, l’écart entre ces deux indices de prix est de 0,2% par an en moyenne. Celui-ci s’est creusé sur la période récente avec le retour de l’inflation puisqu’il était de 0,7% en 2022 et de 0,8% en 2023. Au total, de janvier 1996 à septembre 2024, l’IPC a enregistré une inflation cumulée de 57,4% tandis que l’IPCH a affiché une hausse de 66,2%.
Par conséquent, le choix d’un indice des prix à la consommation n’est pas neutre. Il s’agit d’une décision politique dont les conséquences concrètes sur la situation économique et sociale des travailleur∙ses, des privé⋅es d’emploi et des retraité∙es peuvent être importantes. Même si l’écart semble faible annuellement entre ces deux indices des prix à la consommation, cela représente des sommes considérables au fil du temps, faisant du choix de l’indice de référence pour les indexations et les calculs de pouvoir d’achat un réel enjeu de lutte pour les travailleuses et les travailleurs.
Dans un mémo sur le salaire minimum, nous avions montré qu’en utilisant l’IPCH, le Smic en 2024 aurait dû être revalorisé à hauteur de 2% dès le mois d’août. Par ailleurs, si le Smic avait été indexé sur l’IPCH plutôt que sur l’IPC hors tabac dès juillet 2005, le Smic serait à 1903,73 euros brut en septembre 2024 contre 1766,92 euros actuellement. En cumulé depuis juillet 2005, cela représente une perte financière de l’ordre de 9300 euros pour les salarié∙es rémunéré∙es au niveau du salaire minimum, soit 465 euros en moyenne par an.
[2] Sur ce point, lire le document de travail Ires n°02-2023 intitulé « L’évolution des salaires depuis 1950 : la rupture de 2017 ».
[4] Alors qu’elles représentent près de 11% dans l’IPC, elles sont d’environ 4% dans l’IPCH
- À retenir :
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- L’IPCH produit par l’Insee pour Eurostat est un indice de prix plus proche de la réalité des dépenses des ménages que l’IPC et l’IPC hors tabac privilégié par l’Insee, puisqu’il ne prend en compte que les seules dépenses qui restent à la charge des ménages. Nous proposons donc, dans un premier temps, d’en faire l’indice de référence pour la revalorisation des salaires, du Smic et des revenus sociaux et pour le calcul des pertes de pouvoir d’achat de ces différents revenus.
- Cependant, l’IPCH n’échappe pas à certaines critiques formulées à l’encontre de l’IPC : non prise en compte de la décohabitation, des prix de l’immobilier ou encore de la qualité des biens et des services. Il faudra donc poursuivre le travail vers un indice CGT du coût de la vie. Pour cela, il n’est pas nécessaire, ni même utile, de refaire tout le travail très lourd de relevés de prix et d'exploitation de ces données, comme dans les années 1972-98. Il est en effet possible de calculer un indice syndical en s'appuyant sur les indices publiés par l'Insee. En leur proposant des améliorations et, surtout, en les complétant pour s'approcher de la réalité du coût de la vie.
- Cet indice CGT pourrait alors appuyer les négociations salariales et la double revendication d'une (re)mise à niveau des salaires et des revenus sociaux pour tenir compte des retards accumulés et d'une indexation des salaires sur le coût de la vie. Parallèlement, l'existence de cet indice, et son application, par exemple, sur une dizaine d'années passées, permettrait d'appuyer les revendications de rattrapage des pertes de salaire, pour en vivre décemment..
- Selon nos premières estimations, un indice CGT, voire un indice syndical, du coût de la vie ajouterait au moins un point par an à l'indice des prix à la consommation de l’Insee[5].
[5] Ce chiffre est à prendre avec précaution et à ne pas utiliser pour le moment lors des négociations salariales. De nouveau, nous privilégions pour le moment l’approche consistant à passer de l’utilisation de l’IPC à l’IPCH. Il est seulement fourni à titre illustratif afin de donner une idée de l’ordre de grandeur d’un passage de l’IPC de l’Insee à un indice CGT du coût de la vie. En effet, un travail est en cours au sein du Pôle Prospective et territoires afin d’affiner la méthode d’estimation. Un prochain mémo visera précisément à présenter le calcul de l’indice CGT et les résultats obtenus.