Mémo éco - l'évolution des salaires sur une longue période

Publié le 9 juin. 2021
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L'Insee a diffusé le 9 avril un « Focus » sur les salaires. Ce dossier s'arrête en 2018. Mais il est quand même intéressant car il présente des séries longues qui remontent jusqu'à 1996 et dans certains cas 1951. Il analyse aussi, rapidement, les salaires par catégorie socio-professionnelle et par secteur. Il fournit enfin quelques indications sur les inégalités et distingue les salaires des femmes de ceux des hommes...

L'Insee a diffusé le 9 avril un « Focus » sur les salaires.

Ce dossier s'arrête en 2018. Mais il est quand même intéressant car il présente des séries longues qui remontent jusqu'à 1996 et dans certains cas 1951. Il analyse aussi, rapidement, les salaires par catégorie socio-professionnelle et par secteur. Il fournit enfin quelques indications sur les inégalités et distingue les salaires des femmes de ceux des hommes.

En revanche, la manière dont il est résumé appelle quelques commentaires complémentaires et quelques correctifs importants.

En effet, ce résumé donne l'impression fallacieuse que le niveau de vie des salariés aurait nettement progressé et que l'écart des salaires entre les hommes et les femmes aurait très fortement diminué au point qu'ils seraient désormais assez proches.

  • le premier décile D1 (c'est le salaire le plus élevé parmi les 10% de salaires les plus faibles)
  • le neuvième décile D9 (c'est le salaire le moins élevé parmi les 10% de plus hauts salaires)
  • la médiane D5 (qui partage l'ensemble des salariés en deux parties).
La note qui suit se présente ainsi
  • résumé de l'Insee Focus par ses auteurs;
  • rapide discussion de quatre interrogations soulevées par ce résumé et conclusions proposées pour les deux affirmations les plus contestables ;
  • Une petite annexe définit et explicite certains concepts employés ici.

 

Le récent Insee-Focus sur les salaires est ainsi résumé :

Le pouvoir d’achat du salaire net dans le secteur privé a progressé de 13,1 % entre 1996 et 2018 (sic)

Entre 1996 et 2018, le salaire net moyen en équivalent temps plein des salariés du secteur privé a augmenté de 13,1 %, en euros constants, soit de 0,6 % par an en moyenne. Le salaire des ouvriers a progressé plus rapidement que celui des autres catégories socioprofessionnelles. Les disparités salariales ont légèrement diminué en deux décennies, du fait de leur réduction parmi la moitié des salariés les moins rémunérés. L’écart de salaire moyen entre femmes et hommes est de 16,3 % en 2018, il s’est réduit d’un quart depuis le milieu des années 1990.

Pour voir les tableaux et obtenir plus de détails sur les sous-périodes, avec notamment la cassure de 2007-2009, ainsi que quelques indications sur les « effets de structure » voir :

https://www.insee.fr/fr/statistiques/5351312

Revenons sur les quatre principales phrases de ce résumé.

1 - Le pouvoir d'achat a-t-il augmenté de 13,1% en 22 ans ?

Il s'agit ici du salaire net moyen en équivalent temps plein dans le secteur privé. Il est corrigé par l'indice des prix à la consommation pour estimer, ce qu'on appelle l'évolution « en euros constants » du salarié moyen, employé à temps plein toute l'année.

Chacun de ces termes (salaire net, salaire moyen, salaire en équivalent temps plein) pourrait appeler de vastes et utiles discussions. On se bornera ici à en commenter rapidement les résultats. Voir l'annexe pour plus de détails.

Surtout : le pouvoir d'achat des salariés « en euros constants » est calculé en utilisant l'indice des prix à la consommation (IPC). Or, on le sait, l'IPC est utilisé pour évaluer approximativement l'inflation mais ne rend pas bien compte du coût de la vie.

Il n'y a pas de définition officielle du coût de la vie. Mais on peut approcher son évolution en tenant compte :

- de la « décohabitation » : les divorces, le veuvage, l'éparpillement des familles implique des coûts qui peuvent être importants car il est plus coûteux pour deux personnes de vivre seules que de cohabiter ; cela impliquerait un correctif de 0,8 ou 0,9 point par an selon le rapport Quinet sur la mesure du pouvoir d'achat des ménages) ;
- de la « norme de consommation » qui évolue : il est par exemple presque nécessaire, désormais, de disposer d'un téléphone portable et même d'un smartphone ou d'un ordinateur connecté, ce qui n'était pas le cas en 1996 ; la publicité et les inégalités contribuent aussi à susciter des achats croissants « pour mieux se conformer aux normes sociales »... ou pour s'en distinguer ! On pourrait multiplier les exemples de coûts de la vie qui ne sont pas pris en compte par l'IPC (coûts croissants induits par l'éloignement des services publics, moindre durabilité et obsolescence programmée ou non des produits...) ; ces évolutions de la société sont difficiles à représenter par un chiffre unique ; mais elles se traduisent concrètement par une augmentation importante des dépenses contraintes (voir annexe). Une fois payées ces dépenses presque incompressibles, le « revenu arbitrable » (celui qui reste effectivement disponible) se restreint, surtout pour les personnes à revenu faible ou moyen.

Il faut donc corriger l'IPC si on veut avoir une idée correcte du niveau de vie des salariés. Des travaux menés par la FTM-CGT et la CGT-Insee avaient conclu qu'il fallait ajouter 1,5 point par an à l'IPC pour évaluer convenablement le coût de la vie.

En retenant un correctif encore plus modéré, soit un point par an, le pouvoir d'achat du salaire net moyen en équivalent temps plein n'augmente pas de 13,1 % sur 22 ans mais il baisse de 9,1%.  Ceci correspond indéniablement mieux à l'évolution du niveau de vie du « salarié moyen ».En simplifiant, l'écart est donc de 13 + 9 = 22 points en 22 ans.

 

Résumé : en tenant compte de l'évolution du coût de la vie, mieux que ne le fait l'indice des prix à la consommation, le niveau de vie du salaire net moyen a baissé de 9% entre 1996 et 2018. Cela représente 22 points de moins que ne l'indique l'Insee-Focus.

2 - Le salaire des ouvriers a-t-il « progressé plus rapidement que celui des autres catégories socioprofessionnelles » ?

On vient de le voir : sauf pour les très hauts salaires (qui ne sont pas analysés par cet Insee-Focus) on ne peut parler de progression du pouvoir d'achat, ni d'augmentation plus rapide en faveur de telle ou telle catégorie. On observe en réalité une baisse, plus ou moins prononcée selon les cas.

Si on considère les données globales « en euros constants » fournies par l'Insee, donc non corrigées, le salaire des ouvriers aurait crû de 15 points en 22 ans alors que celui des cadres aurait augmenté de 5 points et celui des employés... de deux points !

Attention : on rencontre ici un piège de la statistique. L'augmentation du salaire moyen peut cacher une stagnation, à la fois, des cadres et des ouvriers si le % de cadres augmente dans la population. Or, c'est le cas. Selon l'Insee, tous ces effets dits « de structure » (voir annexe) expliqueraient plus de la moitié de l'augmentation apparente du salaire moyen.

Ici, une analyse plus détaillée serait nécessaire afin de tenir compte plus précisément des effets de structure pour lesquels on ne dispose ici que de données parcellaires.

Ceci dit, la stagnation du salaire des employés en euros constants est frappante, alors même que ces chiffres ne tiennent pas compte de l'accroissement de la précarité comme le ferait le revenu salarial.

On relève aussi un net décrochage du salaire des cadres après 2007. Cela semble être imputable à la part variable de leur rémunération (primes..) qui aurait diminué. Mais, là aussi, une analyse plus fouillée serait nécessaire.

3 - Les disparités salariales ont-elles « diminué en deux décennies, du fait de leur réduction parmi la moitié des salariés les moins rémunérés » ?

En fait, c'est surtout la stabilité qui caractérise les tableaux d'inégalités.

Ces tableaux présentent les évolutions respectives de trois indicateurs :

 

Les rapports D9/D1, D9/D5 et D5/D1 sont des indicateurs assez frustes, qui ignorent par exemple une forte dégradation des plus bas salaires ou une augmentation sensible des plus hauts salaires. Ce qui a été le cas (cf. travaux de Piketty, de Landais... et de l'Insee sur sources fiscales).

La phrase du résumé Insee, qui indiquerait une diminution des inégalités, n'est pas vraiment inexacte. Mais elle ne doit pas être surinterprétée.

4 - « L’écart de salaire moyen entre femmes et hommes est de 16,3 % en 2018, il s’est réduit d’un quart depuis le milieu des années 1990 »

Ici, une remarque préalable s'impose : le quart qui caractérise la réduction n'est pas de même nature que les 16,3 % résiduels. Au vu des tableaux, l'écart entre les femmes et les hommes (au détriment des femmes... « Évidemment ») est passé de 22,3 % à 16,3 % en 22 ans. C'est environ un quart du pourcentage mais cela ne représente que 6 points.

Information complémentaire intéressante fournie par l'Insee Focus : la part des femmes parmi les cadres est passée de 23,8% à 35,8%. Cette promotion sociale relative explique sans doute une part importante des 6 points de réduction de l'écart.

Mais, surtout, en raison de la précarité croissante des emplois, le revenu salarial annuel rend mieux compte de la réalité que le salaire « net moyen en équivalent temps plein » (voir annexe). Or, selon cette autre source Insee (qui inclut la fonction publique), l'écart entre les femmes et les hommes en 2017 est de 18180 / 23.610 soit – 23%.

Par ailleurs, l'écart entre les ouvriers et les cadres est 15.180 / 41.650 soit – 63,5 %. Et l'écart entre les jeunes de moins de 25 ans et la moyenne est de 7.570 / 20.940 soit - 63,8%.

En résumé, l'écart des salaires entre les hommes et les femmes serait de 16,3 % en 2018. Mais ceci concerne les personnes qui ont travaillé toute l'année à temps complet. Si on considère le revenu salarial, qui tient compte du temps partiel subi et de la précarité des emplois, l'écart est de 23%.

Au total, L'Insee Focus apporte donc des informations intéressantes sur les salaires, mais l'interprétation suggérée par son résumé appelle des commentaires et des correctifs.

ANNEXE - Remarques techniques et définitions

On calcule des salaires « en euros constants » en tenant compte de l'inflation, mesurée par l'indice des prix à la consommation (IPC). Un salaire de 2000 euros la première année qui aurait été augmenté de 3% serait alors de 2060 la deuxième année (en valeur nominale, c'est-à-dire en « euros courants ») Mais si l'IPC a crû de 1%, le salaire ne vaut approximativement que (2060 / 1,01=) 2040 € « en euros constants ». On dit aussi : aux prix de l'année précédente).

Le salaire en équivalent temps plein évolue de manière plus favorable que le revenu salarial, publié par ailleurs ; or, la réalité du salaire est mieux représentée par le revenu salarial ; en effet, celui-ci est affecté par le travail précaire ; on sait que ce travail précaire s'est fortement accru ces derniers temps et concerne surtout des femmes et des jeunes.

Le revenu salarial correspond à la somme des salaires perçus par un individu au cours d'une année donnée. On passe du salaire horaire au salaire journalier en prenant en compte la quotité de temps de travail, puis au revenu salarial annuel en multipliant ce salaire journalier par le nombre de jours rémunérés dans l'année. Mieux que le salaire « en équivalent temps plein », il tient compte de la réalité des revenus salariaux, marqués par la précarité et le temps partiel subi.

En 2017 le revenu salarial moyen était de 20.940 € contre 28.030 € pour le salaire annuel moyen en EQTP, soit 25% de moins :

https://www.insee.fr/fr/statistiques/4503068?sommaire=4504425

Cette dernière source fournit aussi des informations selon divers critères (sexe, âge, PCS, conditions d'emploi, diplôme, secteur)

Le salaire net est en gros celui qui apparaît sur la feuille de paye ; cela correspond à la perception qu'on a de ses revenus salariaux. Mais la rémunération des salariés, c'est plus largement le salaire brut qui inclut aussi les cotisations sociales et finance par exemple la Sécu (salaire socialisé).

Le salaire moyen est tiré vers le haut par les très hauts salaires ; ceux-ci concernent surtout des dirigeants, plutôt « solidaires » des actionnaires, dont le mode de rémunération et le montant du salaire n'ont que peu à voir avec ceux des salariés « normaux ». D'ailleurs, l'Insee regroupe ici cadres et chefs d'entreprise, sans probablement tenir compte des revenus de la propriété et de l'entreprise que ceux-ci perçoivent. Le salaire médian est plus significatif que le salaire moyen dans la mesure où il partage l'ensemble en deux : ceux qui gagnent moins et ceux qui gagnent plus (ce salaire médian est d'ailleurs mentionné, sous l'appellation de D5, dans d'autres tableaux de l'Insee Focus).

Le salaire moyen du secteur privé exclut par définition le salaire des fonctionnaires ; un point de vue global sur les salaires inclurait aussi ces derniers.

Plutôt que de dépenses contraintes ou incompressibles, l'Insee parle de dépenses « pré-engagées » (qui ne peuvent être remises en cause à court terme).

https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1358

Celles-ci obèrent le budget des ménages de 30% (contre 12% en 1959) mais de 61% pour les ménages qui figurent parmi les 20% les plus pauvres

https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications/les-dossiers-de-la-drees/depenses-pre-engagees-quel-poids-dans-le-budget-des-menages

L'effet de structure peut être décrit ainsi avec un simple exemple, fictif mais proche de la réalité.

Une entreprise emploie la première année 10 ouvriers payés 2000 euros et un cadre dirigeant payé 5300 euros. Le salaire moyen est de (20.000 + 5.300) / 11 soit 2.300 euros la première année. Deux ouvriers partent en retraite sans être remplacés. Les salaires ne bougent pas. Pourtant, comme il n'y a plus que 8 ouvriers toujours payés 2000 €, le salaire moyen est de (16.000 + 5.300)/9 = 2.366 € la deuxième année. Il a augmenté de presque 3%. Ceci parce qu'il y a moins d'ouvriers et donc, en proportion, plus de cadres. C'est un aspect de ce qu'on appelle l'effet de structure : l'évolution de la structure des emplois contribue à l'augmentation des salaires même si ceux-ci stagnent dans chaque catégorie. 

Idem parmi les ouvriers : l'augmentation du salaire peut être attribuée, au moins en partie, au % croissant d'ouvriers qualifiés ou aux transferts d'activités vers des secteurs un peu mieux payés (en raison des fermetures d'usines, par exemple).

On isole donc, quand c'est possible, cet effet de structure (par catégorie et par secteur notamment ; on le fait parfois aussi par région).

 

Repère revendicatif