Si le patronat et le gouvernement refusent catégoriquement les augmentations générales de salaires, ça serait pour le bien des salarié-e-s eux-mêmes. Voilà le genre d’argument que nous entendons de plus en plus ces dernières semaines. Ce paternalisme bien rodé est totalement infondé et ne sert, sans surprise, qu’à préserver les intérêts du capital.
[1] Une Note Eco plus longue et plus précise sera publiée rapidement par le pôle éco.
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Boucle « prix salaire » : de quoi parle-t-on ?
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1 - Le mécanisme théorique
C’est le nouveau mantra « anti-grève ». En théorie économique, on appelle la « boucle prix/salaires » l’idée d’un cercle « vicieux » qui pourrait s’installer, que l’on peut résumer comme ceci.
- Les hausses de salaires entraînent une hausse des coûts de production
- Les entreprises répercutent cette hausse sur les prix pour conserver leurs marges, ce qui alimente l’inflation
- Les salariés.es revendiquent des hausses de salaires, ce qui augmente les coûts de production… etc.
Mais cette explication, qui fait des salariés.es les responsables de l’inflation, ne tient pas la route, tant la situation n’a strictement rien à voir avec la question des salaires.
2 - La situation actuelle n’a rien à voir avec une telle boucle
Les causes de l’inflation sont désormais bien connues, et n’ont encore une fois pas de lien avec les salaires. Une très grande part de l’inflation est aujourd’hui importée. C’est le cas pour l’énergie, et de nombreuses matières premières agricoles. Pour l’essentiel, voilà les causes de l’inflation :
Les prix du gaz et du pétrole augmentent en raison du conflit en Ukraine, de réductions volontaires de productions des pays exportateurs de pétrole (en situation de monopole).
Le prix de l’électricité, calé sur celui du gaz en Europe du fait du marché européen, explose
Les prix agricoles tendent eux aussi à monter (en lien avec le conflit ukrainien mais aussi du fait de la spéculation sur les matières premières globalement)
La baisse de l’euro par rapport au dollar augmente le coût de l’inflation importée (il faut payer plus d’euros pour acheter des produits libellés en dollars à l’international ; c’est le cas du pétrole notamment).
En somme, le gros de la hausse trouve son origine dans notre dépendance énergétique, mais tend désormais à se répandre dans toute l’économie.
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La hausse des salaires augmenterait l’inflation… seulement si les entreprises tentent de conserver leurs marges !
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1 - Les taux de marge sont élevés
Rien n’oblige les entreprises à répercuter une hausse des salaires sur leur prix. Elles pourraient simplement accepter de rogner un peu leur marge, puisqu’elles sont élevées. D’après l’Insee, le taux de marge des sociétés non-financières serait de 32% sur l’ensemble de l’année 2022, en hausse par rapport à 2018.
Cela signifie que les entreprises ont répercuté l’augmentation des coûts de production sur les prix, et que c’est précisément ce point qui explique la transmission de l’inflation à tous les secteurs de l’économie.
Pire encore, certaines grandes entreprises ont même augmenté davantage leurs prix que l’augmentation des coûts qu’elles ont connue, augmentant dès lors leur taux de marge comme en témoignent les résultats du CAC 40 au premier semestre[2]. C’est notamment le cas d’entreprises dans les secteurs du pétrole et du transport.
Si l’on prend l’exemple du pétrole, l’augmentation des prix à la pompe n’est absolument pas liée aux coûts de production du pétrole. Les compagnies pétrolières ont donc profité d’un effet d’aubaine pour accroitre leurs marges. On retrouve une situation similaire avec le fret maritime. La reprise économique rapide avec la crise sanitaire a mené à des goulots d’étranglements[3] dans ce secteur et une demande en forte hausse et une offre qui ne peut pas s’adapter à court terme (on ne construit pas des porte-conteneurs du jour au lendemain). C’est pour ces secteurs que l’on parle de « super-profits », étant donné l’effet d’aubaine dont ces entreprises ont profité.
[3] On désigne par goulots d’étranglement les phénomènes d’engorgement. Au moment du redémarrage post-covid, cela était notamment dû à l’engorgement et à la désorganisation des très gros ports mondiaux comme Los Angeles et Shanghai. Voir Mémo Éco - Goulots d’étranglement, pénuries, difficultés d’approvisionnement : où en est-on ?
2 - Le contrôle des prix pour limiter les marges
Le problème est donc bien la liberté laissée aux entreprises d’augmenter leurs prix. Elles peuvent (pour beaucoup d’entre elles) reporter sur les consommateurs les chocs qu’elles subissent, tout en préservant leurs marges.
Le blocage des prix est un instrument nécessaire, pour que le fardeau de la crise ne puisse plus être transmis des entreprises aux travailleurs. Il est donc nécessaire de bloquer les prix des entreprises profitant d’effets d’aubaine, dans l’énergie les transports d’abord, et dans tous les secteurs concernés. C’est d’autant plus utile qu’il s’agit de biens et services qui sont eux-mêmes des coûts de production importants pour bon nombre d’entreprises, dont certaines plus petites et plus fragiles. Le seul effet de ce blocage serait de limiter les marges.
3 - Taxer massivement les profits exceptionnels
La fiscalité peut également permettre de dissuader les entreprises d’augmenter leurs prix. En effet, si l’État taxe massivement les profits exceptionnels, ces profits perdent tout leur intérêt. La question n’est donc pas seulement de taxer a posteriori, une fois les profits constatés et que le mal est fait. Il s’agit davantage d’avoir une fiscalité qui dissuade en amont les profiteurs de crise.
L’argument en termes de justice sociale est on ne peut plus simple ; nous subissons collectivement un choc, cela implique deux choses à court-terme ; d’une part l’impact doit être supporté par ceux qui le peuvent, d’autre part personne ne doit profiter de ce choc pour s’enrichir indûment. Il s’agit bien sûr d’une mesure de court-terme, et il ne s’agit pas de dire que les profits « ordinaires » sont légitimes ; tout profit, quel qu’il soit, est le résultat de l’exploitation du travail ; l’enjeu n’est plus la fiscalité, mais la lutte pour la répartition de la valeur ajoutée (créée toute entière par le travail, faut-il le rappeler).
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Les salariés paient l’addition pour l’heure… il faut que ça change
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1 - La nécessité d’indexer les salaires sur l’inflation
A partir du moment où l’inflation provient d’un choc extérieur, la question qui se pose est de savoir qui supportera le choc. A court-terme, on peut poser le problème ainsi :
- Soit les salaires augmentent moins vite que l’inflation ; c’est donc les salariés.es qui paieront le coût de la hausse des prix, via une perte de pouvoir d’achat
- Soit les dépenses publiques prennent en charge une partie du coût ; c’est le travailleur-contribuable qui paiera l’addition
- Soit les salaires sont indexés : ce sont les capitalistes qui verront leurs revenus baisser.
Sans surprise, patronat et gouvernement s’unissent pour une solution « hybride » entre les points 1 et 2 ; limitation des hausses de salaire, et prise en charge par la collectivité d’une partie du coût via les boucliers tarifaires. C’est d’autant plus problématique que la plupart des salarié-e-s ne disposent pas de marges de manœuvre pour amortir ce choc, au contraire de nombreuses entreprises qui pourraient rogner sur leurs marges.
Pour que les salarié-e-s ne soient pas lésés, la solution est l’indexation de l’ensemble des salaires sur l’inflation, ce qu’on appelle l’échelle mobile des salaires. Cette dernière était en vigueur en France jusqu’en 1982. On a d’ailleurs pu observer une chute drastique des salaires dans la valeur ajoutée à partir de cette date[4].
L’échelle mobile des salaires est indispensable pour que le maintien du pouvoir d’achat des salariés.es soit automatique et ne dépende pas des aimables « demandes » du gouvernement et de la bonne volonté du patronat.
2 - Pas de risque sur la « compétitivité » … et des effets positifs pour l’économie ![5]
Le patronat et le gouvernement aiment agiter l’épouvantail de la compétitivité pour justifier les attaques contre le monde du travail. Une fois de plus, cet argument est fallacieux, et pour cause. La compétitivité tient compte de la situation des entreprises par rapport aux concurrents. Or, comme le gouvernement se plait à le rappeler, notre inflation est moins forte qu’ailleurs ; il y a donc une marge de manœuvre importante. Cela est sans compter le fait qu’avec la baisse du cours de l’euro par rapport au dollar, nos entreprises exportatrices sont déjà plus « compétitives » qu’avant la crise.
Enfin, là où le gouvernement martèle que cela serait mauvais pour l’économie, c’est en fait tout l’inverse : les augmentations de salaires stimulent la consommation des ménages, donc l’activité des entreprises, et en fin de compte l’emploi.
[5] Notons bien qu’il ne s’agit ici que de démontrer le caractère fallacieux de l’argumentaire patronal/gouvernemental, et pas de défendre l’idée de « compétitivité » ; elle est toujours l’ennemie du monde du travail, et le moteur rhétorique du moins disant social et fiscal. -
Conclusion :
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Se focaliser sur le risque d’une boucle « prix-salaires » est totalement hors de propos. Nous avons une inflation élevée, notamment pour les ménages modestes, mais nous sommes très loin des situations d’hyperinflation[6] suggérées par nos dirigeants.
D’autres risques, bien plus graves et bien plus certains, sont devant nous. On pense notamment à la crise énergétique et la crise environnementale. De grands chantiers doivent être entrepris dès maintenant pour y faire face. Au lieu de cela, nos dirigeants (gouvernements et banques centrales) provoquent volontairement une récession pour calmer l’inflation au prix d’une augmentation massive du chômage et de la précarité.
Faire des travailleurs.ses une variable d’ajustement est intolérable. La motivation est simple ; tuer à tout prix l’inflation pour préserver les patrimoines et rentes capitalistes, et tuer les revendications salariales pour préserver les profits.