Mémo éco - La fortune outrancière des milliardaires n’est pas « fictive »

Publié le 9 fév. 2022
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Le débat pour la présidentielle commence à prendre forme et les candidats de droite et d’extrême-droite rivalisent d’imagination pour savoir comment faire payer la crise à la population en épargnant les plus riches. Pourtant ces plus riches ont assez largement profité de la crise comme l’a mis en avant le dernier rapport Oxfam.

Des voix s’élèvent pour expliquer que cette fortune est « fictive », et que nous ne pourrions en conséquence pas l’utiliser collectivement à d’autres fins. Rien n’est plus faux, et les marges de manœuvres sont très conséquentes. Ce mémo donne quelques ordres de grandeur pour appuyer nos revendications, et cinq chiffres clés facilement réutilisables sont disponibles à la toute fin du mémo.

L’augmentation inconsidérée des fortunes des milliardaires

Le début de l’année 2022 a été marqué sur les marchés financiers par des records historiques alors même que le variant Omicron se diffusait largement et laissait planer une certaine incertitude sur la reprise économique.

Le CAC 40, l’indice qui regroupe la valeur boursière de 40 des plus grosses sociétés françaises, a ainsi dépassé les 7 350 points le 5 janvier. Il dépassait à peine les 6 000 points en février 2020 et était descendu à 3 630 au début de la crise sanitaire, à la mi-mars 2020. Il a donc plus que doublé en moins de 2 ans, preuve que la crise est déjà une chose du passé pour les plus aisés.

De telles performances peuvent également être observées sur d’autres places financières aux Etats-Unis, en Allemagne ou encore au Japon.

C’est le résultat des plans de soutien massifs des Etats à l’économie qui ont permis d’éviter la déroute du capital mais aussi et surtout de la politique des banques centrales qui ont injecté massivement de l’argent dans l’économie, qui stagne sur les marchés financiers plutôt que de circuler dans l’économie réelle.

La fortune des plus riches, c’est d’abord des actions

Le point central, c’est que la fortune de la plupart[1] des milliardaires français est indexée sur le cours boursier des actions qu’ils possèdent.

Leur fortune a donc aussi explosé, comme la Bourse et même davantage puisque les groupes des principaux milliardaires français ont « surperformé », au moins en Bourse.

L’action LVMH a ainsi vu son prix grimper d’environ 70% par rapport à avant la crise et d’environ 150% par rapport à son point le plus bas au cours de la crise sanitaire.

Bernard Arnault et sa famille possèdent environ 47% de LVMH, ils ont donc vu leur fortune passer de 67,3 milliards d’euros en mars 2020 à 163,6 milliards en octobre 2021 soit un bond de 96,3 milliards d’euros.

Cela représente 3 fois la dette des hôpitaux publics ou encore 8 fois le budget dédié au RSA chaque année.

Si l’on s’en tient aux cinq plus grosses fortunes françaises, leur fortune est passée de 165 milliards d’euros à 338 milliards, ils ont donc doublé leur fortune, qui a progressé de 173 milliards d’euros en un an et demi.

173 milliards c’est, à 1 milliard d’euro près, ce qu’a rapporté la TVA aux finances publiques en 2019, qui est la première recette fiscale de l’Etat.

173 milliards d’euros c’est également 60 milliards d’euros de plus que les 113 milliards de déficits cumulés du système de retraites de 2018 à 2030, qui étaient agités en février 2020 pour tenter de faire passer en force la retraite par points.

Enfin, comme le rappelle Oxfam[2], ces 5 personnes et leurs familles possèdent autant que les 40% les plus précaires soit environ 27 millions de français.


[1] Les frères Wertheimer, dont le groupe (Chanel) n’est pas côté en Bourse, font figure d’exception.

[2] https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2022/01/Rapport_Oxfam_Davos_Zoom_France_170122.pdf

Une fortune fictive ? Pas tout à fait

Les milliardaires ont trouvé en Olivier Dussopt, Ministre délégué chargé des comptes publics, leur meilleur défenseur.

Le Ministre pointe du doigt que les chiffres mis en avant dans le rapport Oxfam et rappelés ci-dessus portent sur la valorisation boursière des actions de ces milliardaires, sous-entendu ; cette hausse est « artificielle » voire « fictive ». Cela appelle plusieurs commentaires.

Tout d’abord, Oxfam ne sont pas les seuls à se baser sur ce point pour estimer la fortune des milliardaires, puisque la même méthode est utilisée dans les colonnes du Forbes et de Challenges, deux magazines économiques reconnus dans leur milieu. Challenges est d’ailleurs détenu à 40% par LVMH et donc par Bernard Arnault…

Ensuite, si la valeur boursière de ces sociétés est jugée fictive, c’est aussi et surtout car la Bourse est totalement déconnectée de l’économie réelle et il faut en tirer les conséquences ; si le patrimoine des plus riches est fictif, alors il faut prendre des mesures de régulation de la Bourse puisque cette spéculation qui fait grimper fictivement les patrimoines des milliardaires fait surtout porter une menace de crise financière sur tout l’économie. Deuxième conséquence, si le patrimoine est fictif alors les plus aisés ne verront pas d’inconvénient à ce qu’on le saisisse (qui pourrait se plaindre de perdre quelque chose qui n’existe pas vraiment) ?

Il est vrai qu’il s’agit d’une fortune théorique ou potentielle (c’est-à-dire que détenir une action n’est pas la même chose que détenir du « cash ») et que ces milliardaires n’ont pour ainsi dire rien touché immédiatement sur cette augmentation de valeur, pour l’instant du moins. En effet, la plus-value ne se réalise qu’à la revente. Un dicton dit qu’en finance « tant qu’on n’a pas vendu, on n’a pas perdu », la réciproque est vraie, « tant qu’on n’a pas vendu, on n’a pas gagné ».

Or ces milliardaires vendent assez peu de leurs actions, puisqu’ils risqueraient de perdre la propriété de l’entreprise et tout le pouvoir et les revenus qui sont associés à cette propriété. Ce point est essentiel ; concentrer le patrimoine en actions, c’est concentrer le pouvoir (qui échappe donc aux travailleur-euses qui produisent la richesse) et concentrer des revenus futurs (les dividendes et les plus-values lors de la revente éventuelle des actions).

Même en le mesurant autrement, la hausse du patrimoine des plus riches est effarante

Si pour faire plaisir au Ministre on convient du fait que la valeur boursière est un mauvais indicateur, on peut appréhender le patrimoine de ces milliardaires à minima par les capitaux propres de leurs groupes respectifs. Les capitaux propres sont notamment constitués des bénéfices mis en réserve par les entreprises.

En effet, si l’on fait l’hypothèse que l’activité de la société était stoppée du jour au lendemain, les actionnaires auraient à se partager les capitaux propres. Etant donné que l’activité de la société va continuer en réalité, on peut raisonnablement penser que c’est une estimation basse de leur patrimoine et ce d’autant plus qu’elle ne prend pas en compte tous les dividendes reçus par ces milliardaires, qui ont donc déjà été sortis de leurs sociétés et dont il sera question par la suite.

Pour LVMH, les capitaux propres s’élèvent à 39 milliards d’euros, la famille Arnault aurait environ 47% de ces 39 milliards soit plus de 18 milliards d’euros. Aucune accusation de « fictivité » ne peut être faite sur ces 18 milliards d’euros qui représentent une somme colossale ! Bernard Arnault ayant 72 ans, cela signifie qu’il accumulé en moyenne 723 000€ par jour depuis sa naissance soit près de 50 années de Smic net chaque jour pendant 72 ans[1]. Comment peut-on sérieusement justifier de tels montants ? Pour la famille Bettencourt Meyers, on arrive à un patrimoine de 6 milliards d’euros. Enfin, pour la famille Pinault, le patrimoine s’élève à minima à 5 milliards d’euros rien que pour sa participation dans Kering, la famille possédant totalement ou en partie de nombreuses autres entreprises[2] via sa holding familiale le groupe Artemis.

 

Par ailleurs, le patrimoine (qui est un stock, comme ce qui est déposé sur votre Livret A) détenu par ces milliardaires leur assure des revenus (des flux, comme votre salaire mensuel) mirobolants, grâce d’abord aux dividendes. Nous vous laisserons le soin de comparer ces flux et stocks aux vôtres…

Il ne s’agit évidemment pas de relativiser ces grandes fortunes mais justement de montrer que même en prenant les chiffres les plus « prudents » possibles, on arrive à des montants indécents. De plus, au-delà du montant de ces fortunes, c’est également le pouvoir et l’influence de cette poignée de personnes qui pose problème.


[1] Rappelons que cette méthode d’estimation par les capitaux propres est une estimation basse

[2] On notamment citer le club de football du Stade Rennais, la marque Puma, Christie’s, des vignobles, de l’art ou encore le journal Le Point

Des revenus réguliers qui dépassent l’imaginable

À trop écouter le Ministre, on pourrait vite sombrer dans le misérabilisme et croire que ces milliardaires ont des problèmes de fins de mois car leur fortune serait composée d’actions qu’ils ne souhaitent pas vendre. Ne versons pas trop vite une larme pour nos grandes fortunes.

Sans même parler de la valorisation boursière, les dividendes perçus chaque année en monnaie sonnante et trébuchante atteignent des niveaux obscènes, qu’on peine à se représenter.

Donnons quelques exemples des dividendes perçus par ces milliardaires et voyons à quoi cela correspond concrètement.

- En 2019, le groupe LVMH a versé plus de 3 milliards de dividendes. Bernard Arnault et sa famille possèdent plus de 47% de ce groupe, ils ont donc perçu 1,4 milliards d’euros de dividendes. Et il s’agit bien là de revenus concrets, pas d’un patrimoine fictif.

Ces inégalités seraient le prix à payer pour que LVMH crée des emplois en France, expliquent les « experts » médiatiques. En réalité, en 2019 LVMH comptait 33 700 salariés en France, ce qui représentait 1,6 milliards de masse salariale. Cela signifie que la famille Arnault a reçu en dividende 85% de la masse salariale du groupe en France. Une famille a donc reçu presque autant que 33 700 salariés qui ont créé ces richesses.

Dit autrement, à chaque fois que LVMH a versé 1€ de salaire brut, le groupe a versé 85 centimes à la famille Arnault et au total 1,85€ à ses actionnaires.

Nous avons donc vu que Bernard Arnault et sa famille ont touché 1,4 milliards d’euros de dividendes en 2019. Cela représente 100 000 années de Smic net perçus en une année.

Si Bernard Arnault attire beaucoup l’attention, les autres milliardaires français ne sont évidemment pas en reste.

- La famille Bettencourt Meyers, détentrice d’un tiers de l’Oréal, a touché à ce titre près de 800 millions d’euros de dividendes en 2019. Cela représente environ 13% de la masse salariale mondiale du groupe. Au total les dividendes du groupe se sont élevés à 2,4 milliards soit 40% de la masse salariale du groupe.

En 2021, le groupe l’Oréal a versé pas moins de 12 milliards d’euros à ses actionnaires[1], c’est autant que les dépenses annuelles de RSA ou encore le budget du ministère de la Justice.

- De son côté, François Pinault et sa famille ont touché en 2019 environ 550 millions de dividendes, rien que pour le groupe Kering, qui n’est qu’une partie du patrimoine familial comme expliqué précédemment.

En 2019, ces trois familles ont donc touché à elles seules 2,75 milliards d’euros de dividendes. Pour avoir une idée de ce que cela représente en termes de politiques publiques, c’est l’équivalent d’un mois d’allocations chômage. 2,75 milliards c’est même plus que l’économie que devrait engendre la réforme de l’assurance chômage et qui va impacter près de 500 000 travailleur-se-s privé-é-es d’emploi dès sa première application.

Le luxe outrancier de 3 familles ultra fortunées ou bien la dignité de 500 000 travailleur-se-s précaires, tout est question de priorité.

Le top 5 des milliardaires français est complété par deux frères moins connus. Il s’agit des frères Wertheimer, propriétaires du groupe Chanel et exilés fiscaux en Suisse. Leur moindre médiatisation s’explique peut-être par le fait que le groupe n’est pas côté en Bourse.

Preuve que la Bourse n’est pas une condition sine qua non pour apparaitre dans les plus fortunés du pays. Être héritier semble en revanche en être une. En effet, les frères Wertheimer ont simplement hérité de l’entreprise co-fondée par leur grand-père ; voilà sans doute une certaine idée du mérite et de la « valeur travail » qui nous échappe.

Ces deux frères ont notamment fait parler d’eux en 2017 en se versant un dividende de 3,4 milliards de dollars soit environ 2,9 milliards d’euros.

2,9 milliards d’euros, cela représente 40% de plus que le total de la prime de rentrée versée à 3 millions de familles. Chaque année, cette prime fait l’objet de débat sur la manière dont les bénéficiaires vont dépenser ces quelques centaines d’euros. En revanche, personne ne débat de la manière dont ces deux frères ont dépensé leur manne de près de 3 milliards d’euros. Il y a pourtant fort à parier que leurs dépenses ont été très nuisibles à l’environnement et donc à toute la société.

Au prix moyen d’une transaction immobilière en France en 2020, cette somme de 2,9 milliards d’euros leur permettrait d’acquérir 12 500 logements, soit l’équivalent de villes entières comme Abbeville, Trappes ou encore Pornic, et ce en une seule année de dividendes.

En 2018, ils se sont versé environ 850 millions de dollars de dividendes en 2018 et le double en 2019. Le groupe n’étant pas côté en Bourse, les deux frères peuvent faire varier le montant des dividendes selon leurs envies, sans craindre de répercussion sur le cours de l’action.

Pour terminer, il faut avoir à l’esprit qu’en 2021, le CAC a distribué près de 70 milliards d’euros à ses actionnaires[1].

Voilà qui n’a rien de « fictif », et qui ne peut que laisser songeur.


[1] Source : Lettre Vernimmen


Conclusion et chiffres clés

A court-terme, il est plus que jamais nécessaire de taxer davantage à la fois les patrimoines de ces grandes fortunes mais également leurs revenus. C’est bien sûr tout l’inverse qu’a fait Emmanuel Macron avec la transformation de l’ISF en IFI et le Prélèvement forfaitaire unique (flat-tax)[1].

Les taxes ne peuvent cependant pas être la solution, et le problème est bel et bien l’organisation même de notre système économique. Ces montants versés ne sont pas des « accidents » qu’il faudrait corriger ; c’est la logique profonde du capitalisme. C’est la propriété privée de moyens de production qu’il faut attaquer au cœur, pour éviter que de tels patrimoines ne puissent exister et que de tels dividendes ne puissent être versés. Il en va de l’emploi, des salaires, de la pérennité de nos outils de production, et bien sûr de l’environnement. Ce qui est radical, c’est de croire qu’on peut perpétuer ce modèle qui détruit tant de vies au bénéfice d’une poignée d’autres.

Chiffres clés :

- 12 milliards d’euros de versements aux actionnaires de l’Oréal en 2021, c’est autant que le budget annuel dédié au RSA

- 69,4 milliards d’euros de versements aux actionnaires du CAC 40 en 2021 soit 2 fois le total des allocations chômage versées en 2019

- 1,4 milliard d’euros de dividendes perçus par Bernard Arnault en 2019, c’est l’équivalent du salaire net moyen de 45 000 enseignant-e-s ou de 50 000 fonctionnaires hospitaliers[2]

- Les frères Wertheimer ont touché 2,9 milliards d’euros de dividendes en 2017, c’est l’équivalent du prix de tous les logements d’une ville comme Abbeville, Trappes ou encore Pornic

- En 2019, les familles Pinault, Bettencourt Meyers, Pinault et Wertheimer ont touché environ 4,3 milliards d’euros de dividendes. Dans le même temps, le gouvernement annonçait 4,2 milliards d’euros d’économies[3] pour l’Ondam[4] 2020


[1] Voir Mémo éco - Bilan de la politique fiscale d’E. Macron ; le président des riches, sans appel

[2] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381332#figure1_radio3

[3] https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/PLFSS/2020/PLFSS-2020-ANNEXE%207.pdf

[4] Objectif National de Dépenses de l’Assurance Maladie, voir notamment Mémo éco Covid - ONDAM, arme de destruction massive de l'assurance maladie

Repère revendicatif